5 septembre [1841], dimanche soir, 10 h. ½.
Je n’avais pas eu le temps de t’écrire, mon amour, lorsque Mme Franque est arrivée à la maison. Maintenant que les voilà parties je m’empresse de me donner ma petite joie quotidienne [1].
Pauvre bon ange, où étais-tu lors de cette grande averse ? Il me semble que tu n’as pas eu le temps de gagner les arcades de la place Royale [2] lorsqu’il s’est mis à pleuvoir à torrents, mais je suis bien bonne de m’inquiéter d’un pareil ours qui n’a même pas eu le courage de me regarder du coin de la rue pendant que je m’écarquillais les yeux à ma fenêtre pour le voir plus longtemps [3]. Je te ferai des images [4], sois tranquille, brigand, [boisa/croisa ?] cela et mets-toi sous la gouttière pour te tenir frais. Je suis furieuse quand je pense avec quelle facilité vous renoncezb à toutes ces niaiseries de l’amour qui sont cependant les plus douces et les plus précieuses et les plus sublimes actions des amoureux qui s’aiment. Si j’avais été auprès de vous, je vous aurais mordu le bout du nez pour vous apprendre à manquer de mémoire, c’est-à-dire de cœur et d’âme. Taisez-vous, taisez-vous, je suis exaspérée.
Bonjour, méchant homme. Je voudrais bien avec tout ça voir votre chien de visage et savoir comment s’est comporté le Ruy Blas ce soir [5] et si nous mordons à même un galion. Je suis sûre que vous avez été traînerc vos guêtres là plutôt que de me venir chercher et de m’y mener. Taisez-vous, vous êtes un méchant homme et que je voudrais, pour prix de sa lâcheté vile, voir pendre à quatre clousd au gibet de la ville. Baisez-moi, monstre, que ce soit votre punition dans ce monde et dans l’autre. Je vous abhorree.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 201-202
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « boit/croit ».
b) « renoncer ».
c) « traîné ».
d) « cloux ».
e) Il semblerait que Juliette ait tout d’abord écrit « adore », avant de remplacer le « d » par un « b » pour écrire « abore ».