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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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22 septembre [1837], vendredi, 3 h. ½ après midi.

Je vous écris mon cher petit homme sur du beaucoup grand papier pour vous rabibocher [1] de votre lettre d’hier au soir que Mme la présidente a absorbée [2] dans une de ses zcènes [3] – la plume a manqué de me fourcher – dans une de ses scènes éminemment dramatiques. J’avais besoin de vous dire que je vous aime comme jamais homme n’a été aimé avant vous et ne le sera après, que je vous trouve très joli et que je suis trop heureuse de brosser le petit bout de vos souliers. Quoique je ne croye pas [4] que vous restiez dans Paris ce soir je n’en serai pas moins fidèle à tous mes devoirs, par pensée, par parole et par action. Trop heureuse si vous venez me surprendre dans ces saintes occupations. Je vous écris sur mes genoux et comme je peux parce que Claire s’est emparéea du buvard pour faire le fameux bonhomme. Si vous pouviez penser aux livres de Mme Kr. [5] et à me rapporter mon callife [6] d’Angleterre vous me feriez deux fois plaisir. Je vous aime, vous saurez cela, et toute la chronologie de mon amour consiste à vous avoir aimé la nuit du 16 au 17 février 1833, à vous avoir adoré la nuit du 16 au 17 février 1834 à vous avoir deux fois aimé et deux fois adoré la nuit du 16 au 17 février 1835, à vous avoir trois fois aimé et adoré la nuit du 16 au 17 février 1836, à vous avoir aimé adoré adoré et aimé de tout mon cœur, de toutes mes forces et de toute mon âme la nuit du 16 au 17 février 1837. Je pourrais même vous faire l’histoire de mon amour jour par jour, heure par heure, minute par minute, seconde par seconde depuis le premier jour où j’ai entrevu votre jolie petite figure jusqu’à présent où je vous écris parce que je vous aime et que je vous adore. Je gribouille tout cela sans rime ni raison parce que j’ai trop d’esprit pour rimer à rien et trop peu de raison pour tant d’amour. Je voudrais bien savoir où vous êtes pour envoyer mon âme dans cette direction. À tout hasard, je la garde au-dedans de moi avec votre pensée et votre amour. Elle n’est déjà pas en si vilaine compagnie. Elle peut donc attendre votre retour sans courir la prétentaine à vous suivre. Malheureusement je ne peux pas la retenir et la voilà partie. Ramenez-la-moi bien vite, j’en ai le plus grand besoin pour vivre, mon bon monsieur, mon cher petit o adoré.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 193-194
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
[Souchon, Massin]

a) « emparé ».
b) « hazard ».


22 septembre [1837], vendredi soir, 7 h.

Cher, cher bien-aimé : tous les superlatifs du monde ne te donneront qu’une faible idée de la force et de la grandeur de mon amour. Mais suppose que mon amour remplissea le ciel et la terre en se faisant très petit, et tu pourras en avoir une espèce d’image. Je pense à toi toujours, je te vois partout, je ne vis et ne respire qu’en toi. Je voudrais bien savoir si tu viendras ce soir, si tu viendras ici et si vous coucherez , pour être bien geaie et pour attendre patiemment, tandis qu’autrement je suis triste et malheureuse quand je désespère en espérant.
Je ne me suis pas habillée aujourd’hui. J’ai lu l’article de la Revue française à plusieurs reprises, non pas pour l’auteur de l’article, mais pour les admirables citations dont il a orné sa prose [7]. Mon Dieu que c’est beau. Il n’y a que toi qui soyez plus beau, plus grand et plus admirable que vous mon grand poète.
J’ai bien des choses sur le cœur qui ne peuvent pas en sortir parce que je suis bête comme tout. Mais dans le fond je te comprends et je t’admire et je t’aime comme les anges comprennent, admirent et aiment Dieu dans le paradis.
Si tu viens ce soir tu nous trouveras travaillant ou lisant bien sagement et bien honnêtement et puis je serai bien joyeuse et bien contente et puis je baiserai tes petites mains, tes petits pieds jusqu’à ce que je n’aie plus de lèvres. Soir mon petit o. Si tu ne peux pas venir, pense à moi qui serai triste et qui sentirai si tu m’aimes à travers l’absence. Je t’aime tant mon cher bien-aimé.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 195-196
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « remplît ».

Notes

[1« Rabibocher » est à comprendre ici au sens de « dédommager ».

[2Allusion énigmatique. On ne sait s’il s’agit d’une lettre écrite par Juliette à Hugo (non retrouvée à ce jour) ou d’une lettre que Hugo a reçue d’un tiers, à moins que Juliette veuille dédommager Hugo de l’absence de lettre de la veille au soir. Elle s’attribue peut-être par autodérision le titre du personnage principal de la pièce de Mme Ancelot, Le Château de ma nièce, comédie en un acte représentée pour la première fois le 8 août 1837 au Théâtre-Français. Mlle Mars y tenait le rôle de la Présidente de Lamorinière qui, dans une scène vive et spirituelle avec un marquis, passait de la raillerie à l’amour. Écrite sur le ton du marivaudage, la pièce eut un grand succès. Il faudrait alors comprendre que Juliette a lu la pièce en question la veille au soir et a été « absorbée » par cette lecture au point de négliger d’écrire à Victor.

[3Jeu de mots éventuel entre « ses aines » ou « ses haines » (avec insistance intentionnelle sur la liaison fautive) et « ses scènes » ; ou s’agit-il plutôt d’insister sur l’imitation d’un accent germanique prononcé ?

[4Difficile de savoir si la forme erronée du subjonctif, qui imite le parler populaire, est volontaire.

[5Mme Krafft.

[6Il peut s’agir d’un jeu de mots, mais il est plus probable que Juliette orthographie le mot « canif » fautivement (pour avoir mal entendu sa prononciation orale). Cette seconde hypothèse peut être retenue grâce à la lettre du 26 septembre au soir, dans laquelle elle rappelle à Hugo qu’elle attend toujours son canif, cette fois bien orthographié.

[7Il s’agit d’une recension non signée des Voix intérieures, publiée dans la Revue française (15 août, 1re livraison, 1837, p. 21-28) et dont l’auteur reste à identifier.

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