Jersey, 17 janvier 1855, mercredi après-midi, 2 h. ½
Bonjour, mon cher petit Toto, bonjour, chauffez-vous et aimez-moi, vous en avez le droit et le devoir. Ah ! mon cher petit homme, quelle morne soirée nous avons passéea à nous trois hier ! Encore une d’après le même programme et je retiens ma place cimetière. 1° La PRIMA [1] vocalisant un rhume de cerveau en s’accompagnant du nez à faire crever de jalousie tous les bons gendarmes, ces célèbres virtuoses de l’enchifrènement [2]. 2° Allix [3] roupillant derrière ses besicles malgré la pantomime menaçante de sa sœur. 3° Votre très humble et très obéissante Juju rêvant mélancoliquement à son bonheur passé. Tout cela estompé de fumée et éclairé par deux pauvres chandelles filantes. C’était lugubre. Quant à moi, je suis prête à reconnaître qu’on ne chante jamais mieux que lorsqu’on possède une complète absence de voix, à la condition que vous m’accorderez que je ne m’ennuie jamais plus que lorsque je suis forcée de m’amuser sans vous. Cette dernière phrase n’est peut-être pas très limpide, mais je n’ai pas le temps de la filtrer car je veux copire à force dès que je vous aurai complété ma RESTITUS, c’est-à-dire accrocherb mon cœur, mon âme et mes baisers à une multitude de pattes de mouchec. En attendant, je te recommande de te bien couvrir quand tu viendras tantôt, mon cher adoré, car il fait un froid rissolant. Quant à moi, je passe ma vie à aller de cinq minutes en cinq minutes me roussir les pieds sur ces espèces de grils qu’on appelle cheminées sans pouvoir me les réchauffer et cela ne m’empêche pas de vous aimer à feu et à sang.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16376, f. 34-35
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa
a) « passés ».
b) « accroché ».
c) « mouches ».