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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 juillet [1837], lundi matin, 10 h.

Bonjour, mon bien aimé petit homme. Je t’aime, je t’aime, je t’aime.
C’était bien gentil de vous voir soupoter [1] cette nuit. Je regrettais cependant de n’avoir pas un meilleur repas à vous offrir et un appétit à moi pour vous tenir compagnie. À cela près, c’était charmant. Maintenant je reviens à mon idée fixe. Tâchons donc de faire un petit voyage, n’importe comment, pourvu que nous soyons ensemble. Je consens à ne vivre que de RACINES [2], et même à passer à l’état SAUVAGE, pourvu que je sois avec toi sur le bord de quelque grande route. Je suis très entêtée à cet endroit-là et je n’y renoncerai que quand je ne pourrai plus faire autrement. Cher petit homme bien aimé, j’espère que tu as de ton côté quelque penchant pour ce voyage et que tu feras tous tes efforts pour le faire. C’est ce qui me console un peu et me maintient dans un doux espoir. Jour un To. Jour un gros to. Peut-être les ouvriers viendront-ils aujourd’hui [3]. Dans tous les cas, je suis sous les armes [4]. Je vais écrire à Mme Krafft. Tu verras la lettre. Si ce n’était pas une occasion et une chose pour moi de première nécessité, je ne t’aurais pas surchargé de cette nouvelle dépense, mais tu sais vraiment que ce n’est ni du luxe, ni du superflu. Je t’aime, mon cher Victor. Quand donc les bons jours et les beaux jours revendront-ils ?

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 33-34
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein


10 juillet [1837], lundi soir, 9 h.

Vous voyez bien, mon cher petit homme, que j’ai eu raison d’apporter du grand papier, puisque j’aurai plus de place pour vous dire que je vous aime et pour faire des cuirs CHAGRINÉS maintenant qu’on ne les maroquine plus [5]. Qu’êtes-vous devenu depuis tantôt, mon cher petit homme ? Vous me paraissiez bien occupé de trouver une rosette, mon officier, ce qui m’intrigue passablement, je vous l’avoue [6]. Vous m’avez l’air de ne pas m’aimer beaucoup, mon Toto. Vous en êtes maintenant à remarquer mes nombreux défauts et mes fautes d’orthographe. Vous voyez donc bien que vous ne m’aimez plus comme autrefois où vous me trouviez très charmante et très instruite. Je m’aperçoisa de tout cela et je m’en afflige intérieurement, car je vous aime toujours autant, moi, et je donnerais ma vie pour vous plaire.
Mme Pierceau ira peut-être demain à Corbeil par le bateau à vapeur [7]. Je voudrais être elle et que vous fussiez moi, tous les deux sur le même bateau. Je crois que j’oublierais dans un seul jour tous mes chagrins de cette année et toutes les avanies que vous m’avez faites. Malheureusement, cela ne sera pas, et vous continuerez votre genre de vie qui consiste à venir me voir le moins possible. Êtes-vous allé chez votre DUCHESSE [8] ? Dieu merci vous vous faites assez de cajoleries comme ça. Pour peu que vous poussiez ce système-là un peu plus loin, je ne risque rien que de me commander un chapeau à TROIS CORNES, ce sera d’uniforme [9], à moins que je n’aime mieux vous passer un couteau à travers le ventre, bien repassé et bien affiléb, ce qui n’est pas à dédaigner. Et puis je vous aime de toutes mes forces.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16331, f. 35-36
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « apperçois ».
b) « bien repasser et bien affiler ».

Notes

[1Le terme, introuvable dans les dictionnaires, se rencontre sous la plume de quelques rares auteurs du xxe siècle. Il n’est pas impossible que Juliette soit à l’origine du néologisme, mot-valise entre souper et siroter, et qui de plus incorpore phonétiquement le mot « potée ». Le suffixe artificiellement créé tire le terme vers une connotation soit minimaliste (souper du bout des lèvres), soit dépréciative (comme dans « vivoter »). Juliette l’utilisera à une autre reprise au moins (lettre du 17 février 1840).

[2Juliette appuie ce mot pour faire un écho polysémique à ses multiples allusions à Racine, le tragédien, dans ses lettres précédentes.

[3Juliette a entrepris de faire rénover sa chambre à coucher. C’est Jourdain, l’ami tapissier, qui doit envoyer ses ouvriers.

[4Habillée et parée à son avantage.

[5Juliette allie le champ lexical de l’écriture et celui de la papéterie ou de la librairie : « faire des cuirs » signifie faire des liaisons fautives entre les mots (un « t » pour un « s » ou inversement), ou faire des liaisons là où il n’en faut pas (on sait que, par jeu, Juliette se plaît à insister sur ce type de liaisons). « chagrinés » renvoie à la qualité de cuir (« peau de chagrin ») notamment utilisée pour la reliure des livres, et le terme est employé ici pour sa polysémie avec l’état de tristesse régulièrement évoqué. « maroquiner » fait allusion à la manière de préparer le papier pour lui donner l’apparence du maroquin, cuir de bouc ou de chèvre plus ou moins grenu ; il faut peut-être aussi penser au terme « donner [ou se jeter] sur le maroquin », qui veut dire « battre ».

[6Hugo, qui vient d’être promu au rang d’officier de la Légion d’honneur, cherche à se procurer le ruban rouge orné d’une rosette, modèle allégé de l’insigne correspondant au grade.

[7Le bateau de la Ville de Corbeil (ville située au sud de Paris) partait du quai de Gesvres, rive droite. La liaison était assurée quatre fois par jours, et s’effectuait en trois heures environ.

[8Juliette fait allusion à Hélène de Mecklembourg-Schwerin, récente duchesse d’Orléans depuis son mariage avec Ferdinand-Philippe d’Orléans le 30 mai 1837 (voir les lettres des deux mois précédents).

[9Jeu de mots entre les cornes du cocufiage et le tricorne des militaires, à la mode au XVIIIe siècle.

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