Guernesey, 28 mai 1856, mercredi matin, 11 h.
J’ai cru un instant que le lukout qui est au bout de ton jardin s’était transformé en tribune d’honneur tant il était décoré d’étoffe rouge, jaune, de toutes les couleurs, mais je m’aperçois que ce sont seulement des tapis que l’on secoue. On peut s’y tromper à cette distance surtout avec des yeux fatigués. Cependant je suis sûre de ne jamais te prendre pour un autre, d’aussi loin que mes yeux pourront te voir. Du reste il te sera très facile d’avoir à la place de la basse-cour un charmant petit observatoire cabinet de travail d’été dominant tout le port et isolé des habitations. À votre place puisque votre brahminismea ne vous permet pas le jambon sur pied et le poulet à vif, je n’attendrais pas à pouvoir me construire un palais, je me ferais tout de suite une petite vigie très commode et sans grands frais. Mais je m’aperçois que je plagie Madame TOUT-SE-MÊLE en vous donnant des conseils dont vous n’avez que faire. Je me hâte donc de garder ma langue pour une plus utile occasion. En attendant je compte sur vous ce soir, mon petit homme, et je tamise ma journée comme je peux à travers les longues heures de votre absence. Baisez-moi, mon Toto, cela n’engage à rien d’ici où vous êtes et tâchez de n’avoir pas trop d’embêtement ce soir si vous pouvez. De mon côté je vous promets d’être aussi heureuse que je pourrai et que vous voudrez.
Juliette
BnF, Mss, NAF, 16377, f. 158
Transcription de Chantal Brière
a) « brahminisme ».