Guernesey, 27 septembre 1857, dimanche soir, 4 h. ½
Je reprends ma restitus où je l’avais laissée, mon cher bien-aimé, c’est-à-dire à l’endroit de mon cœur où je t’aime le plus. Depuis deux mois je te donne mon amour à bâtons rompus à cause de MES TRAVAUX mais ce n’est pas toi qui perd à ces intermittences, AU CONTRAIRE. Quant à moi, c’est autre chose ; j’ai en moins dans mon bonheur toutes les tendresses que je n’ai pas pu te donner. Aujourd’hui, comme tu vois, je prends un fameux velours sur le saint jour du dimanche et j’y étale mon âme tout à son aise. Cela me paraît d’autant plus doux que je viens de subir l’admiration bête et saugrenue de ces bons petits bourgeois Préveraud, chose assez agaçante même quand on connaît d’avance la force de leur intelligence artistique. Maintenant c’est au tour de QUESNARD [1], ce qui ne sera pas beaucoup plus amusant car il est à peu près de la force d’un portier en matière d’art. J’aimerais mieux l’étonnement [ignorant ?] et naïf d’un vieux bas-breton qui ne se croirait pas obligé d’y entendre malice. Mais en voilà bien long pour si peu de chose que la balourdise traditionnelle et professionnelle de nos amis qui sont, après tout, de braves gens qui ont le rare mérite de mépriser Bonaparte comme il le mérite à leurs risques et périls. Maintenant, mon cher petit homme, permettez-moi de vous dire que vous poussez le culte du bain de mer bien au-delà de la prudence et de la raison et qu’il ne faut qu’un bain pris à contre sens pour vous enlever tout le bénéfice de votre saison. Vraiment à votre place je ne risquerais pas si gros jeu pour le mince honneur d’augmenter de deux ou trois bains le total de mes tremperies dans l’océan [2]. À présent que je vous ai fait cette morale hygiénique, je vous saute au cou et j’y reste.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16378, f. 183-184
Transcription de Chantal Brière