27 juin [1846], samedi soir, 6 h.
Je t’attends, mon Victor adoré, et en t’attendant je t’écris et je t’aime. Je suis seule depuis tantôt. Eulalie et Suzanne sont allées à Auteuil. Je ne sais pas quand elles reviendront et si elles pourront tout terminer aujourd’hui. Je le voudrais pour n’avoir plus à m’occuper de cette horrible maison dont le souvenir m’est en horreur pour tout ce que j’y ai souffert et vu souffrir, et surtout par le souvenir de la mort de ma pauvre fille. Pendant que j’étais seule, Mme Marre est venue me rapporter le testament de cette pauvre enfant [1]. M. Pradier paraît, jusqu’à présent, très décidé à faire ce qu’elle désirait pour Saint-Mandé [2]. Le curé a dû prendre des informations certaines sur les formalités à remplir et les dépenses à faire pour cette exhumation et cette translation. Mme Marre n’en connaissait pas encore le résultat. Je pense que Mme Lanvin ou M. Pradier me feront savoir ce qui se fera et quel jour. Quanta à moi, je ne sais pas ce qui me sera le plus pénible, de revoir l’endroit où ma pauvre fille a vécu ou celui où elle est morte. L’un et l’autre me sont également douloureux, pour ne pas dire plus, dans ce moment-ci. Tantôt j’ai rassemblé tout ce que j’avais de force et de courage pour prendre dans l’armoire où est tout son petit mobilier de jeune fille les diverses choses qu’elle a donnéesb à ses compagnes. J’ai préféré faire ce triage seule. Au moins j’ai pu pleurer et baiser à mon aise sesc pauvres petites reliques de pensionnaire. Il ne me reste plus qu’à les envoyer à leur destination. Je tâcherai que ce soit le plus tôt possible, afin de satisfaire au plus vite le désir qu’elle a manifesté. Je suis plus décidée que jamais à ne pas aller chez M. le curé. Toute visite, tout déplacement m’est odieux pour le moment. Il faut pour les maladies de l’âme la solitude et le repos, comme pour celle du corps. Tout ce qui n’est pas toi augmente, si c’est possible, la douleur que j’éprouve.
Tu ne viens pas, mon doux adoré, mais je ne t’accuse pas car je sais tout ce que tu as à faire, mais je te désire autant que je t’aime. Mon cœur a besoin de se rafraîchird dans ta douce vue. Mes yeux ont besoin de tes yeux et mes lèvres de tes lèvres. Tâche de venir, mon Victor chéri, pour que je ne sois pas tout à fait désespérée. Il est déjà bien tard et j’ai bien peur que tu ne puisses pas venir avant ton dîner. Qu’est-ce que je deviendrai jusqu’à ce soir si tu ne viens pas ? Je suis au bout de ma raison, de mon courage et de ma force. Toi seul peux m’en redonner en venant un instant. Te voilà.
BnF, Mss, NAF 16363, f. 181-182
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
[Siler]
a) « quand ».
b) « donné ».
c) « ces ».
d) « raffraichir ».
27 juin [1846], samedi soir, 7 h. ½
Je n’aurais pas pu profiter de ta bonne proposition, mon doux adoré, de toute façon. D’une part je me reproche les distractions, ou plutôt mon cœur se refuse aux distractions, même celles que tu veux me donner. D’autre part, je ne sais pas à quelle heure ces deux pauvres femmes rentreront et je veux leur tenir la soupe prête, car elles seront épuisées de fatigue et de besoin. Tu vois, mon pauvre adoré, qu’il n’aurait pas été convenable que je t’accompagne au Moniteur [3] ce soir. J’espère que tu n’augmenteras pas l’étendue de mon sacrifice en ne revenant pas me voir ce soir. Je t’attends au contraire davantage car je sais combien tu es vraiment bon, tendre et dévoué, et puis tu sais si j’ai besoin de tes tendresses et de tes consolations. Plus je vais et plus tu m’es indispensable. Pauvre bien-aimé, tu aurais dû prendre quelque chose chez toi avant d’aller à ce journal. Si j’avais eu du bouillon froid, je t’en aurais donné. Mais connaissant ton dégoût pour le bouillon chaud, je ne t’en ai pas proposé. Il ne faut pas abuser de ton bon estomac, car tu sais que tôt ou tard, on paie ces tours de force-là. Mon Victor, mon bien-aimé, mon adoré, j’ai un côté de mon cœur bien meurtri mais il est plein de toi. Je t’aime, je t’aime, je t’aime. En t’écrivant cela il me semble que j’oublie ma douleur. Ton amour est un bienfait. Il console et il ravit.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16363, f. 183-184
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette