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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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24 janvier [1847], dimanche matin, 11 h. ¾

Bonjour, mon Toto, bonjour mon cher petit homme, bonjour tyran, bonjour féroce homme, bonjour Gessler [1], bonjour Néron, bonjour, mais vous n’êtes pas très drôle. Je vous ai gâté par une soumission aveugle, maintenant je m’en repens, malheureusement il est trop tard. Du reste ce que je dis là avec une sorte de désinvolture me serre le cœur intérieurement car je vois bien que j’ai été trop loin dans mon obéissance de caniche. J’en vois les inconvénients pour vous-même puisque la plaisanterie la plus innocente vous fait froncer le sourcil et prendre de grands airs de courroux pendant un quart d’heure. Dorénavant je m’abstiendrai de toute indiscrétion, même d’une simple supposition d’indiscrétion. Bigre il n’y fait pas bon, et j’aime mieux me passer de rire une minute pour ne pas pleurer une journée.
Maintenant je t’avertis que je n’ai plus rien à copier du tout et que je t’attendrai avec impatience.
J’aurais bien été à Lucrèce avec toi hier, j’irais bien encore aujourd’hui si on la donne. J’irais bien chaque fois qu’on la donnera, elle ou n’importe quelle pièce de ton répertoire mais tu ne t’y prêtes pas beaucoup, ce qui fait que je suis trois ans sans voir une seule de tes représentations. Quelle aimable vie ! Il est vrai que pour compensation j’ai ta grimace froide et hautaine quand par hasard je me permets de regarder le haut d’une page défendue.
Je dois avouer pourtant que s’il est vrai que tu aies été peu aimable hier au soir avec moi je ne te le cède pas ce matin, et que je suis une affreuse grognon peu amusante. Il est vrai de dire aussi que ma maussaderie vient de l’état intérieur de mon cœur, que je suis triste, souffrante et oppressée, que je pleure sans pouvoir m’en empêcher et que je voudrais mourir tout de suite. Tout cela sera passé quand tu viendras et je ne me souviendrai plus de rien. Sinon que je t’aime plus que ma vie.
Que fais-tu aujourd’hui, mon Toto ? Tu n’as pas de commission que je sache ? Ce n’est pas une raison pour que je te voie plus tôt puisque tu travailles ordinairement plus encore les jours où les affaires te laissent un peu de temps. Je crains que ce soir tu ne puisses pas venir du tout. Voilà déjà bien des fois que cela t’arrive. Je ne t’en veux pas, je sais bien qu’il est impossible que ce soit autrement avec le monde qui reste chez toi fort avant dans la nuit. Seulement je me demande à quoi bon vivre et à qui suis-je nécessaire sur la terre ? Décidément je suis très maussade aujourd’hui et j’aurais dû garder mes élucubrations pour moi. Je n’en aurais pas été plus heureuse mais je ne t’aurais pas ennuyé, ce qui est bien quelque chose, à défaut de bonheur. Quoi qu’il en soit et pour ne pas finir cette lettre comme je l’ai commencée, je te souris, je te baise et je t’aime de toutes mes forces.

Juliette

MVH, α 7846
Transcription de Nicole Savy

Notes

[1Le bailli Gessler, symbole pour Victor Hugo de la tyrannie autrichienne, fut tué d’une flèche par Guillaume Tell, libérateur de la Suisse. Voir OC Bouquins-Laffont, vol. Voyages, Le Voyage de 1839, Alpes, p. 663.

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