Jersey, 15 novembre 1854, mercredi après midi, 2 h. ½
J’ai grand besoin que tu viennes achever de me guérir, mon cher petit homme, car depuis que tu m’as quittée je lutte avec la moitié d’un mal de tête et les deux tiers de douleurs de cœur. Tu m’en avais déjà enlevé une bonne partie hier au soir, malheureusement tu t’es en allé beaucoup trop tôt pour ma complète guérison. Aussi, mon cher petit bien-aimé, tu devrais bien venir tout de suite finir ce que tu avais si bien commencé. Tu as dû bien regretter d’avoir mis ton machintoche [1] en voyant le beau temps, les étoiles, le clair de lune et la douce brise caressante qui se jouaient sur les [bosses ?] jersiaises et autres hier au soir à la sortie du concert… spirituel et spongieux autant que hongrois [2].
Quant à moi je t’ai plaint de tout mon cœur d’avoir pris cette ridicule précaution en entendant le zéphyra ébranler mes portes et mes fenêtres, et la douce rosée simuler des cataractes dans ma gouttièreb et sur mes carreaux de vitresc. Pauvre Toto ! pauvre Toto ! pauvre Toto ! Heureusement que tu auras pu, à la grande rigueur, dissimuler aux élégantes jersiaises cette enveloppe utile mais imperméable. Je me fiche de vous et de vos scrupules de jeune homme à l’endroit du caoutchouc, des averses et des rhumes de cerveau. Cela m’est permis à moi qui me vautre cyniquement dans les pantoufles goutteusesd, les flanelles podagres et la ouatee nonagénaire. Telle est ma force. Tâchez que votre coquette vergogne en fassef autant et puis je verrai à vous respecter. Jusque là je me fiche de vos petits paletots pelure d’oignon et de vos vingt-cinq ans.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16375, f. 385-386
Transcription de Chantal Brière
a) « zéphir ».
b) « goutière ».
c) « vîtres ».
d) « gouteuses ».
e) « ouatte ».
f) « face ».