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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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17 novembre [1845], lundi matin, 8 h. ¾

Tu as raison, mon Victor, de me gronder ; tu as raison de tenir à ces informes gribouillis dans lesquelsa cependant je mets tout mon cœur et toute mon âme. Mais je t’assure que, à part une mauvaise distribution du temps, ça n’a pas été la faute de mon amour si je ne t’ai pas écrit hier de la journée. Aujourd’hui je t’écris en me levant, ce que je devrais toujours faire si ma chambre n’était pas si humide et si froide. Depuis le commencement de l’hiver, je t’écris dans la salle à manger, soit avant, soit après le déjeuner parce qu’il y fait plus clair et qu’on me donne du feu. Mais ce matin je tiens trop à rattraperb le temps perdu et je t’écris au saut du lit.
Mon Victor bien aimé, mon doux, mon ravissant Toto, je ne t’ai jamais plus aimé qu’à présent. Jamais d’ailleurs tu n’as été plus beau, plus jeune, plus charmant et plus ineffablement bon que maintenant. Je t’aime plus que tous les cœurs remplis d’amour ne pourraient le faire à la fois en t’aimant. Seulement je suis triste souvent parce que je vois que tes affaires, tes occupations et tes relations du monde s’étendent chaque jour davantage et que je te vois un peu moins de jour en jour. J’entrevois avec effroi le moment où tu ne pourras plus venir du tout, car je sens qu’il me sera impossible de le supporter. Quelles que soientc les raisons qui t’y forceront, je sens que jamais je ne me résignerai à être un jour sans te voir. Vois-tu, mon Victor chéri, jamais je ne pourrai accepter de n’être pas le premier besoin et la première affaire de ta vie, moi dont tu es le seul besoin et le seul souci. C’est peut-être très exigeant et très impossible ce que je désire, mais je ne pourrais pas vouloir moins, quand même je le voudrais. Aussi tu me vois remarquer avec tristesse et quelquefois avec amertume, cette décroissance progressive, mon Victor adoré. Si je me trompe, si tu m’aimes toujours autant qu’autrefois, je suis une pauvre folle de m’inquiéter comme je le fais. Mais si je ne me trompe pas, je suis la plus malheureuse des femmes. Je t’aime, je ne trouve rien en moi après ce mot-là : je t’aime. C’est le commencement et la fin de toutes mes pensées. Je voudrais n’être plus qu’une âme pour ne faire que t’aimer sans y mêler les choses insipides de la vie. Il y a des moments où cela me tente si fort que je suis prête à jeter là ma défroque humaine qui n’a plus rien d’attrayant pour toi. J’en suis empêchée par je ne sais quelles bêtes de scrupules que je [ne] comprends même pas du tout. Enfin, mon adoré, que je vive ou que je meure, ce ne sera toujours que pour t’aimer.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 161-162
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « lesquelles ».
b) « rattrapper ».
c) « quelques soient ».


17 novembre [1845], lundi soir, 7 h. ½

Eh bien ! je suis heureuse, je te vois, je sais que tu es là, je te touche, je te regarde, je te respire, cela me suffit et je suis la plus heureuse des femmes. Pourquoi ne viens-tu pas travailler ainsi tous les jours, mon adoré ? Tu vois que cela se peut. Même si je t’attendais, tout serait prêt pour te recevoir et pour que tu ne sois pas dérangé par aucun bruit ou par aucune allée et venue. Tu ne sais pas quelle joie ineffable c’est pour moi que de te posséder. J’ai beau ne pas te parler, c’est égal. Tu es là, je suis heureuse. Il y a bien longtemps que ce bonheur ne m’était arrivé. Aussi je m’en suis régalée sans que tu t’en aperçoivesa.
Jour, Toto, jour, mon cher petit o, je vous aime. Il faudra que vous me meniez ou que vous me laissiez aller choisir le dessin de ma robe. La mère Sauvageot m’a donné l’adresse d’une dame Cauchot qui demeure rue Neuve Vivienne n° 22 ou 24 et qui prend meilleur marché que Génevoy, à ce qu’elle dit, avec des dessins plus choisis et plus variés que les siens. La chose vaut la peine d’être vérifiée et si tu veux me conduire chez la susdite, tu me feras bien plaisir, mais il faudrait que ce soit cette semaine. Je suis très pressée de jouir de ma robe et d’ailleurs la saison n’attend pas.
Cher petit homme, il faut que je compte bien sur ton inépuisable patience pour te parler de mes chiffons dans un moment où tu travailles tant. Si je pouvais reprendre tout ce que je viens de gribouiller depuis deux minutes, tu ne lirais pas ces fadaises ce soir. Mets que je ne les ai pas écrites et lis à la place que tu es mon Victor toujours plus charmant et toujours plus aimé. Je te supplie de te coucher de bonne heure cette nuit. Je ne veux pas que tu travailles quand tu m’auras quittée. Ta journée aura été assez bien remplie et tu auras bien gagné le droit de te reposer. J’ai honte de dormir quand tu veilles. Cher adoré, quelle vie inutile que la mienne ! Je le sens plus que je ne peux te le dire. Si je pouvais apprendre un état, je le ferais pour n’avoir plus à rougir de mon inutilité. Tu ne me crois peut-être pas et pourtant je te dis bien la vérité. Quand je te vois travailler tous les jours comme tu le fais, mon inaction me pèse et me fait horreur. Encore si tu me donnais quelque chose à faire qui pût t’aider en quoi que ce soit. Mais non, je suis si bête et si ignorante que je ne suis bonne à rien qu’à t’aimer comme un pauvre chien.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 163-164
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « tu t’en aperçoive ».

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