12 août [1845], mardi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon petit bien-aimé adoré, bonjour, comment vas-tu ce matin ? Es-tu moins triste et moins agacé qu’hier ? Pauvre adoré, je regrette bien de ne pas avoir pensé à te parler des bains dans les conditions que je t’ai écrites hier au soir. Il me semble qu’il n’y a pas de danger pour un rhume et que cela pourrait te faire un grand bien et hâter de beaucoup ton entier rétablissement. J’aurais désiré avoir l’opinion de M. Louis à ce sujet aujourd’hui même pour ne pas perdre un seul jour dans le cas où il approuverait ce moyen. Malheureusement l’idée ne m’en est venue qu’après ton départ. Pourvu que tu viennes aujourd’hui ? Je ne suis jamais sûre si tu viendras, si tu pourras venir le lendemain du jour où je t’ai vu, ce qui n’ajoute pas peu à ma tristesse et à mon impatience. Tâche de venir aujourd’hui, mon bien-aimé. Je me figure que si je te faisais prendre les bains moi-même, avec les précautions que je t’ai dites, il en résulterait un grand bien pour toi. En attendant, tu souffres, tu t’inquiètesa et tu t’attristesb, je le sais, et cela me serre le cœur. Mon Victor chéri, mon amour, mon mignon, mon petit bien-aimé adoré, ne te tourmente pas, je te dis que tu seras guéri d’ici à huit jours. Je le sais, mon petit doigt me l’a dit. Souris-moi, sois geaic, porte-moi, j’ai soif, fais-toi faire un bel habit, il a crié quand il m’a mordu [1].
Cher petit homme bien aimé, ne sois pas triste, je t’en prie, je t’en supplie, dans l’intérêt de ta guérison. Rien n’est plus propre à entretenir ce petit foyer d’inflammation que tu as aux intestins que cette préoccupationd inquiète et impatiente. Viens me voir tantôt de bonne heure, je t’en prie, mon Victor chéri, car je sens que je serai bien malheureuse et bien tourmentée si je ne te vois pas aujourd’hui. Je baise ta bouche, tes pieds, tes mains, ton corps adoré.
BnF, Mss, NAF 16360, f. 136-137
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « tu t’inquiète ».
b) « tu t’attriste ».
c) « sois geaie ».
d) « préocupation ».
12 août [1845], mardi après-midi, 2 h. ¾
Quelle affreuse douleur je viens d’avoir, mon adoré, en entendant Étienne dire mon nom à la portière. J’ai cru que tu étais plus souffrant et que je ne te verrais pas aujourd’hui. Heureusement cette atroce crainte ne s’est pas réalisée et que j’en suis quitte pour une effroyable peur. Tu vas toujours de mieux en mieux, mon adoré, tu ne souffres presque plus et la fièvre a disparu tout à fait et je te verrai tout à l’heure. C’est tout ce que je demandais au bon Dieu pour aujourd’hui, il me l’accorde, qu’il soit béni. Je suis la plus heureuse des femmes et je l’en remercie du fond de mon cœur.
Quelle adorable lettre tu viens de m’écrire [2], mon Victor adoré. Mon cœur bat en la relisant comme si je t’entendais me dire pour la première fois que tu m’aimes. Chacun des mots me brûle et m’enivre comme le premier baiser que tu m’as donné. Et je me suis surprise la baisant si fort, et la serrant si ardemment contre mes lèvres, que je lui en ai demandé pardon, craignant de lui avoir fait du mal comme cela m’arrive quand je te tiens dans mes bras. Mon Victor adoré, mon bien-aimé, tout ce que contient ta lettre d’adorable, de sublime et de divin, je l’éprouve pour toi. Il me faudrait copier ta délicieuse lettre mot à mot pour exprimer ce que je sens. Ô je t’aime, mon Victor adoré. Jamais je ne t’ai plus ni mieux aimé. Mon cœur, ma pensée, mon corps, mon âme sont tout amour. Je vais te voir ! Pour n’en pas perdre une seconde, je reste dans ma chambre à t’attendre. Je te verrai venir, quel bonheur !!! À tout à l’heure mon bien-aimé. Je t’adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16360, f. 138-139
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
12 août [1845], mardi soir, 5 h. ¼
Cher adoré, ma confiance en ta bonne lettre [3] diminue au fur et à mesure que l’heure s’avance. Il est déjà bien tard pour que tu viennes. Si je ne te vois pas, mon doux bien-aimé, je ne pourrai pas m’empêcher d’être horriblement triste malgré ta ravissante petite lettre. Rien ne peut remplacer pour moi le bonheur de te voir, ne fût-cea qu’une minute. Tu ne m’as pas parlé hier de ton rendez-vous avec Bernard, tu ne le savais donc pas ? Ce hideux Bernard, ce n’est pas la première fois qu’il se met entre toi et moi. La prochaine fois que cela lui arrivera encore, je ne sais pas ce que je lui ferai. Et moi qui comptais tant te parler de ces bains et des moyens que je pouvais employer pour qu’ils te fassent tout le bien possible sans risquer aucun mal ! Vraiment, je n’ai pas de chance. Cher bien-aimé, je ne devrais pas me plaindre après l’adorable lettre que tu m’as écrite, mais c’est que rien, pas même ta sublime et douce éloquence, ne suppléeb pour moi à un baiser de ta ravissante petite bouche. C’est peut-être mal, ce que je dis là, mais je te dis ce que je sens, ce n’est pas ma faute.
5 h. ½
Je perds de plus en plus l’espoir de te voir. Cependant je ne quitterai mon poste qu’à la dernière extrémité. Je ne veux pas me priver par ma faute d’une seconde de joie si passionnément désirée et si impatiemment attenduec. Je resterai dans ma chambre jusqu’après sept heures. Si tu m’aimes comme je t’aime, mon Victor, ce doit être un supplice hideux pour toi de ne pouvoir pas tenir la promesse que tu m’as faite et que j’ai accueillied avec une joie frénétique. Je t’aime, je t’attends, je t’adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16360, f. 140-141
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « ne fusse ».
b) « ne suplée ».
c) « attendu ».
d) « j’ai accueuillie ».
12 août [1845], mardi soir, 6 h. ¼
Plus d’espoir, mon pauvre adoré, voici la pluie qui tombe et l’heure déjà trop avancée pour que tu te hasardes à faire un trajet après lequel tu ne pourrais pas prendre un temps de repos. Cher adoré, j’ai eu l’ombre de la joie sans en voir la réalité. Ta lettre, ta douce lettre me l’avait si bien fait espérer que je croyais déjà la tenir et que je me suis livrée à cette espérance avec une confiance digne d’un meilleur sort. J’espère, mon pauvre ange, qu’elle est bien sincère, ton adorable lettre, pour ce qui concerne ta chère santé et le mieux que tu m’annonce ? J’ai besoin de le penser pour ne pas pleurer ce soir du contretemps qui me prive du bonheur de te voir. Pourvu que tu ne te sois pas trop fatigué avec ce Bernard et que tu puissesa venir demain ? Oh ! je ne le lui pardonnerai pasb. Cher adoré bien-aimé, tout ce qui fait obstacle au bonheur de te voir me devient à l’instant odieux sans que je puisse m’en défendre. C’est plus fort que moi. Je vais me coucher bien tristement, mon adoré, cependant j’ai ta chère petite lettre bien aimée à lire et à baiser. Mais, hélas ! ce n’est pas toi. À demain, mon Victor, bien sûr, à demain, n’est-ce pas ? C’est plus que du bonheur que je te demande, c’est la liberté de respirer, de penser, de vivre et d’aimer que je te demande en te priant de venir. Quand je ne te vois pas, toutes ces choses se changent en souffrances et en chagrin. À demain, mon Victor trop aimé. Je baise toute ta ravissante petite personne depuis la tête jusqu’aux pieds.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16360, f. 142-143
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « tu puisse ».
b) « je ne le lui pardonnerais pas ».