Lundi soir, 8 h. ½
Je vous écris avec la plume consacrée [1]. C’est un raffinement d’amour que j’ai découvert et employé ce matin. Avec cette plume-là, je ne voudrais que vous dire des choses tendres et bonnes et malheureusement ce soir j’ai un petit coin de tristesse dans mon âme que je veux vous découvrir afin que vous me disiez si j’ai raison d’être triste. Dites-moi, mon cher petit Toto, avec qui donc êtes-vous allé à cette charmante petite église de Saint Étienne-du-Monta ? Ce ne peut être avec quelqu’un de chez vous et en supposant que cela soit, vous auriez eu le tort de me le cacher, vous qui m’aviez promis de tout me dire, même les choses insignifiantes. Plus j’y pense et plus je m’inquiète de ce quiproquo que vous avez fait de ma personne avec une autre plus favorisée. Si vous êtes bon et loyal comme je le crois, vous me direz ce soir avec qui nous y êtes allé. J’aime mieux le savoir que de le supposer. Cela me fera moins de mal.
Mon cher bien-aimé, du milieu de mes inquiétudes et de mes jalousies, je sens mon amour dominer. Il prend aussi son tour pour te dire combien il t’aime, combien il est dévoué à notre avenir quel qu’il soit. Oui, mon cher Victor, c’est bien vrai ce que je t’écris, je te suis attachée pour la vie. Je sens que je mourraisb s’il fallait me séparer de toi. Sais-tu ce que j’ai demandé tantôt quand j’ai prié ? La continuation de ton amour. Quantc au mien, je ne m’en inquiète pas autrement, je sens bien qu’il est chevillé à mon âme, comme mon âme l’est à mon corps. Il ne s’éteindra qu’avec elle, c’est-à-dire jamais puisque notre âme est immortelle.
Mon cher petit bien-aimé, je voudrais te baiser et te demander pardon de mes soupçons et savoir en même temps ce que ma Didine aura dit de sa petite croix. Je vais mettre la mienne. Je te baise dessus.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16324, f. 207-208
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « St Etienne-Dumond ».
b) « mourrirais ».
c) « quand ».