Guernesey, 11 décembre [18]64, dimanche matin, 7 h. ½
Voilà une demi-heurea que j’attends assise dans mon lit que le jour vienne pour te dire un petit bonjour du bec de ma plume. Enfin voilà le coup de canon qui permet au ciel d’ôter son bonnet de coton et j’en profite pour te baiser à droite, à gauche, en haut, en bas, sur la bouche, sur les yeux, sur tout, et partout. J’espère que tu as aussi bien dormi que moi et que tu te portes très bien, toujours et de plus en plus comme moi. Il y a aujourd’hui 13 ans que tu sortais de France [1] pour y rentrer Dieu sait quand. J’étais bien inquiète alors, bien triste et bien malheureuse de te quitter pendant deux jours. Les seuls avec celui de Jersey où nous nous soyons séparés depuis trente-deux ans que nous nous aimons [2]. Ce que j’ai souffert dans ces deux absences, personne ne le saura jamais, pas même toi, mon cher bien-aimé mais ce que je sais c’est que j’aimerais mieux mourir tout de suite que de recommencer ces deux cruelles épreuves. Aussi, c’est bien convenu, quoi qu’il arrive, nous ne nous séparerons plus jamais. J’y compte comme sur ce qu’il y a de plus sacré dans la promesse de ton âme à mon âme. En attendant ton cher petit signal, je te gribouille ce que j’ai de plus tendre dans le cœur. Je t’adore.
J.
BnF, Mss, NAF 16385, f. 262
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
a) « demie heure ».