Paris, 5 mai [18]72, dimanche matin, 7 h.
Bonjour, mon grand bien-aimé, puisse tu avoir passé une bonne nuit comme je le désire et comme je l’espère. Sans être trop curieuse, je ne serais peut-être pas fâchée de savoir pourquoi tu as fait avancer hier soir la pendule d’une demie heure et pourquoi tu t’en es allé si précipitamment, toi qui d’ordinaire prolonge la soirée jusqu’à la dernière limite ? Je soupçonne qu’il y a dans ce changement brusque d’habitude quelque femme RAVIERSANTE qui t’intéresse et qui t’attendait. Seulement tu as tort de ne pas le dire franchement en t’imposant cette petite dissimulation vis-à-vis de moi qui ne demande dans ce cas-là qu’à déposer mon tablier et à m’enfuir dans quelque coin paisible où je puisse crever tranquillement. Tu es vraiment trop bon de te gêner pour moi qui ne t’en aurai aucune obligation. Donc, mon cher grand homme, ne te donne plus la peine à l’avenir d’affoler mon horloge pour t’en aller plus tôt. Prends ton temps à ton aise et fais-en le meilleur usage que tu pourras pour ton bonheur, et ne t’occupe pas de mes dernières minutes et de l’emploi que j’en ferai. Continue d’être jeune, mais laisse-moi vieillir en paix. À chacun son lot ; je n’envie pas le tien et je ne te demande aucune pitié pour le mien.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 124
Transcription de Guy Rosa