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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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9 novembre [1836], mercredi matin, 9 h.

Bonjour mon cher bien aimé, est-ce que cet ignoble M… [1] n’a pas envoyé chez moi ce matin, pour savoir ta réponse. J’ai été forcée de me lever pour parler à son clerc. Je t’ai tiré d’embarras en te faisant les honneurs d’une énorme bonne volonté, comme l’affaire se juge irrévocablement à 10 h. ½. J’espère que t’en voilà quitte pour tout à fait. J’ai bien fait tout ce qu’il faut pour cela au moins.
Il est bien absurde, quand on a des choses plus intéressantes à se dire, d’être obligée d’employer son temps et son papier à [illis.] de M. et de P…
J’ai fini, OUF.
Je vous aime mon Toto, j’ai sur le cœur vos beaux vers, sans épigramme et bien d’autres encore de vous, car j’ai répété aujourd’hui hier de MARION [2] jusqu’à 3 h du matin et j’y serais encore si ma bougie ne m’avait abandonné en chemin.
Je regrette amèrement que votre impétuosité littéraire ne se fasse plus sentir pour moi. Si beau et si sublimes que soient vos vers, ils me paraîtraient encore au-dessus d’eux-mêmes s’ils m’étaient adressés, l’ambition de la dédicace mise à part. Mais vous ne m’aimez plus assez pour me consacrer une seule pensée et j’en suis bien triste, bien triste.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16328, f. 108-109
Transcription de Claudia Cardona assistée de Florence Naugrette


9 novembre [1836], mercredi matin, 9 h. ¼

Une lettre n’attend pas l’autre, comme vous voyez. Vous verrez, mon cher adoré, que vous serez forcé de modérer mon impétuosité plus que littéraire, car bientôt ni vous ni moi n’aurons assez de place pour loger tout ce que je [illis.].
Il semblerait après cela que mon cœur doit être épuisé ? Eh ! bien c’est ce qui vous trompe, il est plus plein que jamais, d’amour, de tendresse et de dévouement à votre adorée petite personne.
C’est que je vous aime, MOI, avec le cœur et l’âme. Tout mon MOI vous aime passionnément.
Tu ne m’as rien promis en me quittant cette nuit. Cependant j’espère que tu viendras déjeuner avec moi. Ce serait si triste, si tu manquais à ce rendez-vous, auquel je me suis si bien habituée, que je ne pourrais pas manger et que j’en aurais le cœur gros pour toute la journée et puis je te vois si peu, qu’en conscience tu me dois bien ce petit moment de bonheur pour tous ceux que le travail, la commission, les affaires, les répétitions et les importuns m’enlèvent.
Je compte donc sur toi, tant pis pour mon cœur et pour mon estomac si tu ne viens pas. Te voilà averti. Ça ne me regarde plus.

J.

BnF, Mss, NAF 16328, f. 110-111
Transcription de Claudia Cardona assistée de Florence Naugrette


9 novembre [1836], mercredi soir, 5 h. ½

Mon cher bien-aimé, j’ai étudié jusqu’à présent avec une conscience qui t’aurait enchanté, si tu en avais été témoin. C’est plus qu’une étude pour moi ; c’est le souvenir doux et triste de ce que je suis pour toi, aussi quand j’arrive au pardon de Didier, je suffoque de joie et de reconnaissance, il me semble que tu m’aimais déjà dans ce temps-là et que tu me remettais mes fautes par avance en songeant à l’amour que je devais avoir pour toi.
Sois béni, mon noble Victor, tu as bien fait de me pardonner ma honte, tu as bien fait de me tendre la main pour me relever du ruisseau, tu as bien fait de laver mes souillures avec les larmes de mon amour. Merci, ange, sois béni dans tout ce que tu aimes sur la terre.
Marion n’est pas pour moi un rôle, c’est moi, c’est nous, c’est tout ce qu’il y a de plus noble et de plus généreux en toi. C’est tout ce qu’il y a de plus fervent, de plus aimant, de plus vertueux en moi.
Va, mon cher adoré, je ne te dis pas souvent ce qui se passe en moi dans la crainte de t’ennuyer, mais il y a des moments où je suis bien comblée, bien fière et bien heureuse de t’appartenir ; ces moments-là, c’est toute ma vie.

Collection particulière
[Guimbaud, Massin]


9 novembre [1836], mercredi soir, 5 h. ¾

Je pense, mon cher petit homme, que tu es retenu par la nécessité de terminer enfin l’affaire du théâtre. Je tremble qu’elle ne soit ou différée, ou manquée, ce qui nous remettrait dans l’embarras plus que jamais. J’attends que tu reviennes avec impatience, pour être sûre que manquée ou finie, cette affaire ne me prendra plus le meilleur de ma vie : le temps que tu passais avec moi et qui maintenant est consacré à des démarches sans fin.
Mon Dieu, je ne sais pourquoi, mais j’ai un triste pressentiment que tu apporteras une mauvaise nouvelle. Te voilà !

Mercredi soir, 10 h. ½

Depuis que j’ai commencé cette lettre, je t’ai vu deux fois, c’est-à-dire que j’ai été deux fois heureuse. Mais comme il faut une ombre aux lumières les plus vives, chaque fois je ne t’ai vu qu’un instant, quelques minutes, voilà tout.
J’entends encore la porte, je serais bien joyeuse si c’était toi, mais non, la bonne ferme la porte à double tour. Ce n’était pas toi. Pauvre bien aimé, tandis que je vous écris, tandis que je vous désire et que je vous appelle de tous mes vœux, vous, vous ne songez pas à moi. Vous avez laissé aller votrea pensée si haut, si haut que vous ne pouvez même plus distinguer la pauvre Juju que vous avez laissée à la même place, vous tendant les deux bras et vous appelant de sa voix la plus douce.
Cher bien-aimé, ce que je n’ose pas vous dire avec la parole ce soir, dans la crainte de vous distraire et de vous importuner, permettez-moi de le penser. JE VOUS AIME ! Je ne sais pas ce que j’ai fait, ou ce que vous m’avez fait, mais JE VOUS AIME ! Ô, je vous aime bien !
Encore cette porte, si c’était vous… mais non, la fortune ne me favorise pas, MOI, ce que je désire le plus ne m’arrive pas. Trop heureuse si j’en suis quitte pour un retard.
Je fais semblant de me résigner pour vous être moins insupportable, quoique je sois très impatiente de vous revoir le plutôt possible.
À bientôt donc mon bien aimé. En attendant je t’aime et je me fourre dans ta grande redingotea pour ne pas te quitter une seconde. Si tu cherches bien tu m’y trouveras.

J.

BnF, Mss, NAF 16328, f. 112-115
Transcription de Claudia Cardona assistée de Florence Naugrette

a) « redingotte ».

Notes

[1Peut-être Manière.

[2Juliette, qui étudie le rôle de Marion de Lorme, écrit à Victor : « Il me semble que tu m’aimais déjà en ce temps-là... Marion n’est pas pour moi un rôle, c’est moi. »

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