Jersey, 21 octobre 1852, jeudi matin, 7 h.
Bonjour, mon cher petit dormeur, bonjour. Grâce à Dieu voilà le plus fort de mon sacrifice achevé pour cette fois. Maintenant je n’ai plus qu’un peu de patience à avoir d’ici à ce que tu viennes. Tâche que ce soit le plus tôt possible. Hier je ne me suis couchée qu’à dix heures dans l’espoir bien vague que tu viendrais peut-être si tu n’étais pas trop fatigué ou retenu par la conversation. Enfin je me suis décidée à souffler ma bougie et à m’endormir, pas pour longtemps car les cris de Fouyou, que j’avais gardé dans ma chambre pour prendre les souris, a protesté énergiquement contre cette prétention sous prétexte d’aller retrouver sa Suzanne dont il ne peut pas se passer. Ce matin ce sont les cris de l’enfant de la maison qui m’ont empêchée de dormir, ce que voyant je me suis levée à six heures, c’est-à-dire au petit jour et à la marée tout à fait basse. Du reste, mon cher petit homme, je crois que vous avez bien fait de profiter de la journée d’hier car celle-ci me paraît très douteuse et une fois les pluies revenues ce sera pour longtemps. Quant à moi qui ai eu ma bonne part de soleil de Plémont [1], de Boulay-Bay [2] et de Leke [3], j’envisage sans trop de terreur les six mois de papier gris qui vont succéder, dans l’espoir d’ailleurs que tu viendras travailler auprès de moi et que de toute façon mon bonheur ne perdra rien au change [4]. Sans parler du plaisir de TRAVAILLER pour votre bonne pratique, ce qui ne m’est pas indifférent tant s’en faut. En attendant je m’étale sur votre beau papier avec un certain cynisme qui n’est pas sans charme. Il me semble que ce veloursa ne messied pas à mon grand style et s’y ajoute agréablement. Si vous n’êtes pas de cet avis, apportez m’en d’autre et taisez-vous. A propos je n’avais pas approfondi toute l’horreur de ma situation. Ce n’est pas dix jours qu’il faut que j’enjambe montée sur le médiocre budget, j’allais dire Bidet, de 20[?]10sous, c’est ONZE JOURS le mois à 31. Malédiction !!! cieux couvrez-vous, crevez nuages, tombez averses, défoncez-vous cheminse, noyez-vous prairies, je m’en fiche. Dans la situation de bourse et d’esprit où je suis la fin du monde seule pourrait me [tirer ?] d’embarras.
BnF, Mss, NAF 16372, f. 75-76
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « velour ».
Jersey, 21 octobre 1852, jeudi après-midi, 4 h.
Très certainement vous me devez une rabiboche dans le plus bref délai. J’y compte et je ne m’en laisserai pas FRUSTER [5], pour bien dire. D’ailleurs qu’est-ce qui vous empêche de venir écrire vos lettres chez moi tout à l’heure ? En quoi est-ce que je vous gêne, dites-le avec franchise et je verrai si je suis dans mon tort. En attendant je signale un bateau à vapeur à l’horizon qui paraît s’avancer par ici. Serait-ce celui de la poste ? C’est peu probable car rien dans le temps ne motiverait un aussi énorme retard. C’est plutôt quelque bateau marchand ou un bateau de plaisir. Je ne m’en occupe que parce que je sais que l’arrivée de la poste règle presque toujours votre arrivée chez moi. Voilà le motif qui me fait m’intéresser à ce bateau anonyme qui se pavane, son cigarea à la bouche, devant mes fenêtres. En somme, mon cher petit homme, je n’ai pas lieu d’être bien réjouie depuis hier car de près ou de loin vous n’en venez pas davantage et je suis aussi seule et aussi abandonnée que si vous étiez encore à Plémond [6] en grande compagnie. Je n’ai même pas eu le temps de vous demander ce qu’il fallait répondre à Mme Luthereau. Mais, ce qui est bien autrement fâcheux pour moi, je n’ai pas eu le temps d’en mettre plein mon œil de [illis.]. Si vous croyez que ce soit une conduite bien digne d’un honnête homme vous vous trompez du tout au tout et j’ai l’honneur de vous le dire pour que vous ne prétextiez pas d’ignorance, maintenant que vous êtes averti. Justement vous voici. Quel bonheur !
8 h. ½
Je complète ma restitus, mon cher petit bien-aimé, pour avoir plus de temps à moi demain pour consigner les atroces faits du général Négrier [7]. C’est si hideux que si cela m’était raconté par tout autre que toi je ne pourrais pas y croire tant ces cruautés sont révoltantes et hors de tout sentiment humain. Pour peu que cette guerre d’Algérie se prolonge avec les mêmes traditions de férocité, les soldats français seront plus des tigres que des hommes. Quand je te compare à ces hommes de violence, de haine et de sang, toi si doux, si clément, si immensément bon, je voudrais baiser tes pieds en signe de vénération et d’adoration. Mon Victor sublime, mon Victor divin, je t’aime avec ce que j’ai de plus pur dans le cœur. Je voudrais n’être qu’une âme pour t’aimer sur la terre comme on aime Dieu dans le ciel. En attendant je t’aime de tous les amours à la fois depuis celui des yeux jusqu’à celui des entrailles. Je t’adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 77-78
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « cigarre ».