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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 31 août 1852, mardi matin, 7 h.

Bonjour, mon cher petit homme, je vais bien ce matin, ne t’inquiète pas, j’ai passé une bonne nuit. Mais dorénavant tu n’insisteras plus pour que je me promène sans toi, parce que cette distraction, loin de me faire du bien, me rend presque malade. Je l’avais déjà éprouvé bien des fois à Paris et à Bruxelles, mais, plus je vais, et pire c’est. Ce n’est pas de ma faute, mon pauvre bien-aimé, et il ne faut pas m’en vouloir. Autant mon cœur se dilate, autant je suis heureuse et ravie quand je sors avec toi, autant il se serre et se crispe, autant mes yeux se remplissent de larmes, autant j’ai horreur de mon isolement quand je sors sans toi. Chez moi ce n’est pas ainsi. Je suis habituée à t’y attendre et puis ma maison est pleine de ton souvenir et il n’y a pas de ces contrastes trop violents entre l’état de mon cœur et ce qui m’entoure comme lorsque je suis seule au milieu de cette splendide nature si favorisée du bon Dieu. Ce n’est pas, mon pauvre adoré, que j’ai la mauvaise et féroce pensée de t’empêcher de sortir autant que tu voudras, seulement, je te supplie de me laisser dans mon coin. Je m’y plais mieux que partout ailleurs quand tu ne peux pas être avec moi.
Aujourd’hui j’aurai à aller à Saint-Hélier pour le verre de ma montre dont un petit morceau s’est détaché hier. Je combinerai cette course avec ton absence pour ne pas perdre une des quelques précieuses minutes que tu pourras me donner dans la journée. J’ai déjà fouillé l’horizon des yeux pour voir si je t’apercevrais, mais je n’ai rien vu que la mer qui verdoie et les baigneuses qui poudroient sur la route [1], en attendant qu’elles miroitent sous les regards des curieux qui affluent à ce moment de la matinée. Quant à moi que cela n’intéresse pas, je vais faire mes petites affaires tout bonnement. Demain, s’il fait beau, je tâcherai de me mettre à l’eau, mais la nécessité de sortir de chez moi déshabillée et d’y rentrer toute mouillée ne m’amuse pas du tout. Et puis je crois qu’il fait un peu froid pour moi. Du reste nous verrons à décider cela tantôt. D’ici-là je vous aime par-dessus les bords.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 263-264
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Jersey, 31 août 1852, mardi matin, 8 h. ½

Je conserve l’espoir de te voir ce matin, mon doux bien-aimé, quoique le temps fasse de certaines grimaces peu bienveillantes à l’endroit des promeneurs. Du reste je n’irai à Saint-Hélier que si nous sommes convenus d’emboiter ton absence avec la mienne. Sinon, je resterai chez moi et j’attendrai le jour et le moment où je n’aurai rien de mieux à faire pour faire cette excursion ennuyeusea. Que tu es bon et gentil d’être venu hier au soir. Ta venue si fugitive pourtant, m’avait déjà presque guérie quand tu t’en es allé. Aussi, j’ai pu passer une bonne grande nuit grâce à toi. Ce matin je n’ai plus que la courbature de la migraine, mais ce n’est rien. La preuve c’est que tu peux m’associer à tout ce que tu voudras faire avec moi aujourd’hui. Je suis prête à tout et à bien autre chose, le cas échéant. De votre côté, mon petit homme, de quoi êtes-vous capable et qu’espérez-vous faire aujourd’hui ? Mme Paul Meurice doit avoir besoin de se reposer et Me Mezaize, « ne pas lire mes aises », peut bien vaquer avec Charles sans vous. Je dis tout cela à distance et dans le désir que j’ai de vous voir un peu plus longtemps aujourd’hui que tous ces jours passés. Cependant, mon cher petit Toto, si cela ne se peut pas j’en prendrai mon parti le plus courageusement que je pourrai avant toute chose au monde, avant mon bonheur même, je ne veux pas te tourmenter et m’imposer à toi. Ainsi ne te gêne pas, mon doux adoré. N’est-ce pas aujourd’hui jour d’arrivage de France ? Peut-être auras-tu enfin la joie de voir ton jeune Victor [2] aujourd’hui. Pour te donner ce bonheur, mon Victor bien-aimé, il n’est rien dont je ne sois capable, même de ne pas te voir du tout aujourd’hui. C’est du plus profond de mon cœur que je te souhaite cette bonne chance aujourd’hui, même si je dois en faire les frais en ne te voyant pas. En attendant j’espère et je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 265-266
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « ennuieuse ».

Notes

[1Parodie de la version de Charles Perrault du conte La Barbe bleue (1697), où sœur Anne dit : « Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l’herbe qui verdoie. »

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