Jersey, 16 septembre 1852, jeudi matin, 7 h. ½
Bonjour affreux bonhomme, bonjour méchant calembouriste, bonjour. La mer [luche ?] le rivage et vous reluquez les mères luches [1] qui s’y vautrent. Je vous vois d’ici avec votre quatre Zyeux : ne me dites pas non. N’ajoutez pas le mensonge à vos sales infamies. N’espérez que je vous laisserai aller à Guernesey [2] sans vous avoir fait payera d’avance la dîme que vous me devez. Ainsi aujourd’hui même vous voudrez bien me payer l’omnibus de Gorey [3], ou autre lieu, peu m’importe. Je ne suis pas difficile sur les sites. Mais j’exige absolument que vous me donniez cette fiche d’indemnité. Jusqu’à présent vous avez passé votre temps à voir toutes les choses curieuses et intéressantes de l’île sans me donner le bonheur d’une vraie excursion avec vous. Aujourd’hui vous ne vous contentez même pas de l’intérieur il vous faut des voyages à l’étranger. C’est par trop fort. Aussi je lève l’étendard de l’insurrection et je vous déclare que si vous ne me donnez pas d’ici là une bonne journée de bonheur, vous ne me retrouverez plus quand vous reviendrez. Autant je me résigne devant la nécessité de votre travail et de vos devoirs privés et publics, autant je me révolte de mon isolement et de mon abandon devant vos parties de plaisirs. Ce n’est pas que je trouve que vous en faites trop et que je regrette que vous soyez trop heureux, bien loin de là, mais je trouve triste de ne les jamais partager et de ne compter dans votre vie que pour le sacrifice permanent de mon propre bonheur, à part quelques pauvres petites promenades bien courtes et bien sollicitées. Voilà, grâce à mon importune insistance, tout ce que j’aurais eu depuis six semaines que nous sommes ici. Je vous rends cette justice que ce n’est pas de vous-même que je les ai obtenues, mais de mon obsession. Mon petit homme, il faut absolument que vous me donniez aussi à moi un semblant d’excursion, un vrai jour tout entier de bonheur. Vous n’en serez que plus heureux pour votre partieb de plaisir après car vous n’aurez pas le remords de me laisser seule et triste sans un pauvre petit souvenir joyeux pour me tenir compagniec.
BnF, Mss, NAF 16371, f. 329-330
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « payé »
b) « partie ».
c) De « mon petit homme » jusqu’à « tenir compagnie », Juliette écrit la suite verticalement sur la même page.
Jersey, 16 septembre 1852, jeudi matin, 8 h. ¾
Voilà l’heure où tu as l’habitude de venir me voir quand tu viens, mon cher petit homme. Aussi mon cœur se réjouit-il d’avance de cette pensée. Si tu étais venu il y a une heure tu aurais vu la mer entrer par les palissades. Hier, à peine étais-tu parti, qu’elle est venue s’y jeter avec violence et qu’elle couvrait tout le gazon du terrain vague sur lequel tu étais allé un instant auparavant. C’était très beau. Je suis restée jusqu’à la nuit noire pour voir ce spectacle admirable, en regrettant de ne pas le voir avec toi. Aujourd’hui, il fait un temps ravissant. Je t’avais déjà demandé de m’en faire profiter en vue de la triste journée du 20 pendant laquelle je ne te verrai pas du tout. Mais j’ai honte de ne devoir mon bonheur qu’à une incessante persécution. Aussi, mon Victor, je te prie de considérer mon premier gribouillis comme non avenu et de ne me donner de temps, c’est à dire de bonheur, que ce que tu pourras. D’ailleurs c’est aujourd’hui jour de lettres et de journaux et je sais que tu désires être là quand ils arrivent [4]. Ainsi donc mon petit homme, liberté entière pour toi à mon sujet. En somme le plaisir n’est le plaisir que si tu le partages ; le bonheur n’est le bonheur que s’il me vient de toi spontanément et sans en être extrait à coups d’importunité. Fais-moi sortir si tu peux, si tu veux et si tu y trouves toi-même quelque charme. Sinon j’aime mieux rester chez moi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 331-332
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette