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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 12 septembre 1852, dimanche matin, 9 h. ½

Bonjour, mon cher petit Toto, bonjour mon petit bien-aimé, bonjour. Je vous permets de venir me surprendre et de me faire une peur atroce comme hier. Vous le pouvez d’autant plus que les ladies sont au repos aujourd’hui à cause du saint jour du dimanche. Lundi, elles reprendront leurs exercices nautiques et vous donneront beaucoup d’occupation [1]. Ce matin elles vous laissent tranquille, tâchez donc de m’en faire profiter. Vous savez que c’est demain lundi, c’est à dire omnibus, tour de l’île, etc., etc., etc. Si les etc. vous semblent superflus je consens à les supprimer en maintenant le reste. Vous voyez que je suis modeste et que je reste sur ma bouche quand il le faut. Ce n’est pas une raison pour me faire tirer la langue jusqu’à la cheville. Surtout après la journée d’hier où je vous ai vu pour rire et pas seulement plein mon œil. Je ne vous demande pas à sortir puisque votre honorability et votre courrier s’y opposent mais je vous prie de venir faire vos gribouillis près de moi. Du moment que vous vous livrez aux douceurs de l’écritoire, autant moi QU’UNE AUTE. Ce sera d’ailleurs un duo charmant de becs de plume entre vous et moi. Nous verrons qui l’emportera par la quantité de pattes de mouche et de pataquès. Je voudrais qu’il y eût une prime car je me sens de force à la gagner quoique je me sente plus que jamais incapable d’écrire à Yvan. En attendant, mon cher petit homme, je commence à trouver le temps bien long depuis hier au soir et si je savais où vous aller chercher je me mettrais en route quand je devrais grimper au hauta d’une tour. J’ai cependant fait une partie de mes affaires du matin mais cela ne m’en donne que plus l’impatience de vous voir et la crainte que vous ne veniez pas car il est déjà tard. Mon cher petit Toto, mon bien-aimé, n’est-ce pas que tu vas venir ? Tu me l’as bien promis hier. J’y compte, mon doux bien-aimé, et je t’attends le cœur tout grand ouvert et mon âme épanouie. Oh ! Comme je vais te baiser, te caresser et t’adorer ! D’y penser tout mon être s’électrise. Mais quelle déception si tu ne venais pas.

Juliette.

BnF, Mss, NAF 16371, f. 313-314
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « haut haut ».


Jersey, 12 septembre 1852, dimanche, midi ¼

Je m’étais fait une trop grande joie d’avance, ce matin, aussi en ai-je été immédiatement punie par ton inexactitude. Cela m’apprendra dorénavant à ne pas vendre la peau de mon Toto avant de la tenir dans mes bras. C’est bien fait je n’ai que ce que je mérite.
ATTRAPÉEa. Au train dont vous y allez, J’ESPÈRE bien l’être encore, attrapéea, et ne pas vous voir du tout aujourd’hui. Quand on délaisse la Juju on ne saurait trop laisser. Je ris pour me persuader que cela m’est égal mais mes pauvres yeux humides protestent et mon pauvre cœur regimbeb de toute sa force au risque de se partager en deux. Voilà, mon cher petit homme, l’état dans lequel m’ont misec votre paresse et votre négligence de ce matin. Pour peu que vous persistiez pendant tout le reste de la journée, Dieu sait comment vous me trouverez à la fin. Mais cela ne me regarde pas. Tant pis pour vous si vous vous faites des reproches et si vous avez de gros remords. En attendant, je vois passer des groupes de bourgeois souriants et heureux, le nez au vent, le ventre au soleil, et jouissant du dimanche par tous les pores avec leurs épouses adorées, malgré et surtout à cause de l’honorability, ce qui prouve qu’ils sont moins bêtes que vous, soit dit en vous offensant. Quant à moi je sais que s’il dépendait de moi de beaucoup m’amuser aujourd’hui je n’y manquerais pas. Malheureusement je n’ai pas voix au chapitre des plaisirs et c’est grand dommage car je saurais très bien les ordonner et les diriger. Vous n’avez qu’à me charger de l’emploi seulement pendant un mois et vous verrez comment je m’en acquitte. Mais vous ne ferez pas cet essai, il n’y a pas de danger, vous auriez trop peur de m’y voir réussir. Ne pouvant rien faire pour mon bonheur et encore moins pour le vôtre, j’attends qu’il vous plaise d’agir et de venir, mon cher petit homme. D’ici là trouvez bon que je ne sois pas précisément la plus gaie et la plus heureuse des femmes et plaignez moi un peu. Cela ne m’empêche pas de vous aimer plus que plein mon cœur et de n’avoir aucune amertume contre votre chère petite personne.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 315-316
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « attrappée ».
b) « regimbent ».
c) « m’a mis ».

Notes

[1La pratique des bains de mer est courante sur les plages de Jersey. Dans son Journal de l’exil à la date du 23 décembre 1852, Juliette la décrit en ces termes : « Dans la saison des bains, les bords de la mer sont couverts de baigneurs et principalement sur la plage exposée au midi, que j’ai devant ma fenêtre. Les deux sexes sans se mêler positivement se côtoient d’assez près. Les mœurs anglaises s’opposent à ce que les baigneurs mettent des caleçons […] Les femmes se déshabillent et s’habillent en plein air sans rien qui les abrite contre la curiosité plus ou moins discrète du public, avec autant de tranquillité que si elles étaient dans leur cabinet de toilette. […] Du reste ce ne sont pas seulement les femmes du peuple et les bourgeoises de la ville qui se montrent avec facilité ce sont aussi les femmes du monde et les jeunes misses. », Juliette Drouet, Souvenirs.1843-1854, texte établi, présenté et annoté par Gérard Pouchain, Des Femmes/Antoinette Fouque, 2006, p. 291-292. Juliette reproche à Victor Hugo d’observer les baigneuses avec un peu trop d’insistance.

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