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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 31 décembre 1852, vendredi matin 8 h.

Bonjour, mon pauvre bien-aimé, bonjour avec tout mon cœur et toute mon âme. Ne te préoccupe pas de moi tout le temps que durera ta douloureuse lutte contre la folie de ton pauvre fils [1]. Je ne sais pas comment je ferai pour me passer de te voir. Je ne veux même pas y penser d’avance pour ne pas user mon courage dans cette seule appréhension. Tout ce dont je suis sûre, mon pauvre affligé, c’est que je ne serai pas un moment sans penser à toi, sans te plaindre et sans t’adorer.
J’espère que ce pauvre enfant ne résistera pas à ta tendresse si paternelle, si indulgente et si généreuse. L’offre que tu lui feras lève toutes difficultés et concilie l’amour et l’honneur pour lui. Si cette femme refuse, il est impossible que les écailles qui lui couvrent les yeux ne tombent pas sur ce refus significatif et qui prouverait qu’il n’y a pas l’ombre d’un sentiment avouable chez cette créature. Dans quelques heures, mon pauvre père, tu seras à peu près fixé sur le dénouement de cette déplorable liaison. Je ne crois pas que dans aucun cas tu puissesa user avec succès du moyen extrême dont tu parlais hier, et qui ne servirait qu’à exaspérer ce malheureux enfant sans le convaincre. Cette opinion ne m’est pas inspirée par la crainte de ne pas te voir quoiqu’elle me serre le cœur et me navre l’âme d’avance. Il me semble impossible que les obstacles physiquesb réussissent là où la bonté, la raison, le dévouement et l’amour paternels auront échoué. Mais j’espère qu’il ne résistera pas à tes caresses, à ta douleur surtout et qu’il se résignera à ses devoirs de fils et d’homme de lui-même et sans y être contraint. Quant à Mlle L. [2], c’est une occasion pour lui de savoir ce que vaut son amour. La pierre de touche que tu lui donnes lui servira à reconnaître le vrai or du cœur de cette dame ou le cuivre du dévergondage de sa vie quelque subjugué qu’il soit, quelque intense que soit sa folie. Il est impossible qu’il ne se rende pas à l’évidence sur le refus de venir vivre avec lui ici. Aussi, mon pauvre adoré, tout en redoutant plus que tout au monde la privation de ne pas te voir pendant plusieurs jours, je ne peux pas croire que tu adoptes ce moyen désespéré qui n’aboutirait qu’à le rendre encore plus déraisonnable en le rendant plus malheureux. Je te parle à distance de toutes ces choses sans la moindre prétention outrecuidante de te conseiller, tu le pensesc bien, n’est-ce pas mon vénéré et adoré bien-aimé ? Tout ce que je te dis sont mes impressions intérieures que je traduis tant bien que mal au fur et à mesure qu’elles me viennent par le besoin de tout dire et la confiance que tu m’inspires ; je t’adore, mon pauvre [illis.], et je t’espère tantôt. Je prie et j’attends.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 333-334
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « tu puisse ».
b) « phisiques ».
c) « pense ».


Jersey, 31 décembre 1852, vendredi après-midi, 3 h. ¾

Où en es-tu, mon pauvre aimé, à quoi as-tu réussi dans cette difficile et douloureuse négociation ? Je voudrais le savoir, non par curiosité, mais pour connaître mon propre sort. Quand te verrai-je ? Dieu le sait, mais dans tous les cas, mon pauvre adoré, ne songe à moi que pour m’aimer. Consacre-toia tout entier à ce malheureux enfant [3] et tâche de le sauver, c’est-à-dire de le garder avec toi coûte que coûte. Pour arriver à ce but si désiré je sacrifie de bon cœur le bonheur de te voir, c’est-à-dire, plus que tout au monde, trop heureuse si ce sacrifice tourne au profit de ta tranquillité et de votre bonheur à tous. C’est probablement dans ce moment-ci même que tout se décide. Mon Dieu faitesb que ce pauvre enfant écoute la raison et que tout s’arrange sans de trop violents arrachements. Ô si tu pouvais venir me voir ce soir et m’apporter l’heureuse nouvelle que tout est fini et consenti raisonnablement de part et d’autre, quelle sainte joie et quel bonheur pour nous tous, car je ne serais pas la moins heureuse ni la moins reconnaissante envers le bon Dieu si ce miracle s’opérait aujourd’hui même dans la raison, dans le courage et dans la résignation de ces deux pauvres fous. Quand je pense aux trésors de bonté que tu vas répandre sur ce pauvre malade, à la puissance irrésistible de ton éloquente persuasion, il me semble impossible que ni [l’un] ni l’autre de ces deux entêtés ne t’obéissent pas tout de suite et même sans résistance. Aussi je l’espère, mon doux adoré, et je t’attends presque, tout en acceptant avec une triste résignation la possibilité de ne pas te revoir aujourd’hui. Ce sera la première fois depuis vingt ans bientôt que je finirai l’année et que j’en recommencerai une autre sans toi. Et, pour comble de chagrin, je n’aurai pas même la chère petite lettre que tu m’avais promise [4]. Oh, c’est si triste que je ne veux pas y penser. Je regarde mon cher petit portrait, je lui souris, je le baise, je prie et je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 335-336
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « consacres-toi ».
b) « faite ».


Jersey, 31 décembre 1852, vendredi soir, 10 h. ½

C’est donc bien vrai, mon pauvre adoré, que je ne te reverrai plus aujourd’hui et peut-être même pas encore demain. Oh ! Je me croyais plus brave devant ton absence prolongée mais je sais trop déjà à quoi m’en tenir sur ce fameux courage et mes yeux aussi. Je viens d’entendre passer une voiture allant du côté du fort. Il y a trois heures, j’en avais entendu une allant de ton côté et chaque fois je me suis imaginéa que tu étais dedans et mon cœur tâchait de découvrir dans le bruit de la roue et le pas des chevaux si cette voiture apportait le bonheur chez toi ou en emportait l’espérance. Maintenant je n’entends que le vent et le gémissement de la marée qui monte. Je suis triste, inquiète, malheureuse. J’ai le cœur plein d’angoisse et d’incertitude. Il me semble que si j’avais le choix je préfèrerais l’activité et la lutte contre n’importe quel malheur que l’incertitude menaçante et l’inertie forcée dans laquelle je vis, pendant que tu combats et que tu succombes peut-être. Je tâche de me redonner du courage en baisant ton adorable petit portrait empreint d’une grandeur et d’une poésie si douce, si calme, si profonde et si puissante que les larmes d’admiration et d’adoration m’en viennent aux yeux. Et puis je pense à ma chère petite lettre annuelle qui manquera au rendez-vous demain. Et puis je me tourmente et puis je te plains et puis je t’aime et puis je suis très malheureuse et puis je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 337-338
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « imaginée ».

Notes

[1Accompagné de sa mère qui est aller le chercher et la raisonner, François-Victor revient à Jersey avec sa maîtresse Anaïs Liévenne, à qui Hugo va demander de choisir entre l’épouser et vivre avec lui à Jersey, ou mettre fin à leur liaison.

[3François-Victor.

[4Dès le début de leur liaison, Victor Hugo prend l’habitude d’envoyer à Juliette une lettre pour le début ou la fin de l’année, pour son anniversaire, sa fête et pour célébrer leur première nuit d’amour. Au fil des ans cette habitude devient un rite auquel Juliette voue un véritable culte. Juliette conserve précieusement, telles des reliques, toutes ces lettres. Les feuillets hommages à la nuit du 16 au 17 février sont reliés pour former le Livre de l’anniversaire. Les autres prennent place « dans un nécessaire anglais fermant à clef sous son traversin », Victor Hugo – Juliette Drouet, 50 ans de lettres d’amour 1833-1883, présentation par Gérard Pouchain, Ouest-France, 2005, p. 17.

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