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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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24 avril [1841], samedi matin, 11 h.

Bonjour mon Toto bien-aimé, bonjour mon cher petit homme adoré. Quelle affreuse dormeuse je fais, j’ai le sang à la tête, je suis hideuse. Voici le beau temps, je vais bientôt me mettre à avaler la médecine, cela me réveillera peut-être [1]. Mais vous n’êtes pas gentil de n’être pas venu me surprendre cette nuit comme vous me l’aviez dit et vous êtes encore trois fois plus vilain, malgré votre blason, de ne m’avoir pas lu la cheminée de Sainte-Menehoulda [2] après me l’avoir offert et quand je m’y étais si bien préparée. Pour ceci je vous en veux sérieusement parce que cela dépendait tout à fait de vous et que vous vous êtes maniéré, ce qui est indigne de vous. Vous ne vous êtes pas conduit en bon et simple Toto dans cette occasion, aussi je ne suis pas contente de vous. Il ne faudra rien moins que l’autre moitié de mon discours ce soir pour me raccommoderb avec vous [3]. En attendant, prenez bien garde à vos chers petits pieds. Mettez les bottes fines et j’écrirai au bottier de venir voir ce qu’on peut faire à cette botte coupée.
Voici Totorinet [4] qui entre chez moi. Il s’est poséc juste en face de mon lit, ses petits pieds sur la bordure de rose. Maintenant le voici sur la table qui becquette mon châle vert. Est-y gentil, il a les pieds presque aussi petits que les vôtres et je suis sûre qu’il me lirait plus que vous sa cheminée de Sainte-Menehoulda s’il en avait une dans ses manuscrits. Baisez-moi, méchant ours, et ne vous laissez pas avoir les pieds mouillés. Entendez-vous ça, brigand, je vous adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 83-84
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « Sainte-Menehou ».
b) « racommoder ».
c) « poser ».


24 avril [1841], samedi soir, 4 h. ¾

Bonjour mon Toto, vous ne venez donc pas, vous ne voulez donc pas venir du tout [5] ? Si vous croyez que cela m’arrange vous êtes dans l’erreur. Je trouve le temps fort long, fort lourd, fort maussade et fort ennuyeuxa sans vous. J’ai beau avoir le plus joli et le plus spirituel des bichons [6], cela ne me suffit pas pour passer mon temps fort gaillardement. J’ai un mal de tête atroce : voici huit jours que j’ai mis le pied dans la rue. C’est trop, mon adoré, et si vous n’avez pas juré de me faire mourir d’apoplexie foudroyante, vous tâcherez de me faire marcher un peu ce soir. En attendant, je vais copier de l’album vert [7]. Il fait bien beau aujourd’hui, à la bonne heure, le bon Dieu aura eu pitié de vous et de vos vieilles BAUTTES. C’est bien de sa part car il aurait pu vous envoyer de la bonne averse qui vous aurait fait faire [bejie, bejie  ?] dans vos pieds comme au célèbre NAVET lorsque ses souliers buvaient tout l’eau sur les trains de bois de la rivière [8]. Je vous aime, mon petit bonhomme, je vous aime quoique, malgré que et quand même que. Dans tousb ces que là, j’excepte LES QUEUES féminines que vous pourriez me faire [9]. Sous aucun prétexte je ne les accepterais, quand il s’agirait de votre vie et de la mienne. Venez vite et je vous pardonne.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 85-86
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « ennuieux ».
b) « tout ».

Notes

[1Juliette souffre souvent de maux de ventre ou de tête violents et va donc commencer un traitement, prescrit par le docteur Triger, qui va durer plusieurs mois. Elle précise ses recommandations le 21 avril. 

[2Il s’agit d’une référence à une étape du voyage que Juliette et Hugo ont effectué de fin août à début novembre 1840, sur les bords du Rhin et dans la vallée du Neckar. À ce sujet, le 22 avril au matin, Juliette écrivait : « Je ne me lèverai même que lorsque j’aurai fini de copier entièrement ce qui tu as fait cette nuit. J’ai lu, c’est ravissant. » C’est donc peut-être dans la nuit du 21 au 22 avril que Hugo a rédigé les lignes suivantes : « Les étoiles brillaient quand j’arrivai à Sainte-Menehould. Sainte-Menehould est une assez pittoresque petite ville, répandue à plaisir sur la pente d’une colline fort verte, surmontée de grands arbres. J’ai vu à Sainte-Menehould une belle chose, c’est la cuisine de l’hôtel de Metz. C’est là une vraie cuisine. Une salle immense. Un des murs occupé par les cuivres, l’autre par les faïences. Au milieu, en face des fenêtres, la cheminée, énorme caverne qu’emplit un feu splendide. Au plafond, un noir réseau de poutres magnifiquement enfumées, auxquelles pendent toutes sortes de choses joyeuses, des paniers, des lampes, un garde-manger, et au centre une large nasse à claire-voie où s’étalent de vastes trapèzes de lard. Sous la cheminée, outre le tournebroche, la crémaillère et la chaudière, reluit et pétille un trousseau éblouissant d’une douzaine de pelles et de pincettes de toutes formes et de toutes grandeurs. L’âtre flamboyant envoie des rayons dans tous les coins, découpe de grandes ombres sur le plafond, jette une fraîche teinte rose sur les faïences bleues et fait resplendir l’édifice fantastique des casseroles comme une muraille de braise. Si j’étais Homère ou Rabelais, je dirais : Cette cuisine est un monde dont cette cheminée est le soleil » (Victor Hugo, Le Rhin, Tome I, lettre III, Hetzel, 1842, p. 34).

[3Victor Hugo a été élu le 7 janvier 1841 à l’Académie française, et sa grande cérémonie de réception, à l’occasion de laquelle il doit prononcer un discours, est prévue pour le 3 juin 1841. L’échéance approchant, le poète y a consacré tout son temps depuis le 19 mars et quelques jours auparavant, le 11 avril, il en a lu la première partie à Juliette. Voir les Annexes.

[4Voir Cascarinet et la lettre du 18 avril. Totorinet est employé ici en référence à une comparaison que Juliette a faite la veille entre « les cochonneries » de Hugo et celles du pigeon.

[5Hugo a dû faire face à certaines préoccupations, comme en témoigne cette lettre du 24 avril 1841 à Delphine de Girardin : « Vous avez été, Madame, bien charmante et bien gracieuse avant-hier ! j’étais ravi et confus en vous quittant de vous quitter si tard. Aujourd’hui me voilà replongé dans mes griffonnages, plaignez-moi. La Presse raconte ce matin toutes sortes de nouvelles littéraires à mon endroit : que j’ai lu un drame à la Porte-Saint-Martin, que Frédérick y joue, etc., etc. – S’il y avait quelque chose de fondé dans ceci, vous l’auriez su une des premières, et je vous l’aurais écrit l’autre soir. Mais il n’en est rien. Je n’ai lu aucun drame à la Porte-Saint-Martin ni ailleurs. J’ai assez à faire de mes deux volumes et de mon discours. (Entre nous, Madame.) Cette historiette a le léger inconvénient de me faire recevoir depuis ce matin dix visites de comédiens et de comédiennes me demandant des rôles. Si vous pensez, Madame, que la chose vaille la peine d’être rectifiée, je dépose ma petite réclamation, non entre vos mains, mais à vos pieds, ‒ avec toutes mes admirations, tous mes respects et tous mes hommages » (Léon Séché, Muses romantiques : Delphine Gay, Mme de Girardin, dans ses rapports avec Lamartine, Victor Hugo, Balzac, Rachel, Jules Sandeau, Dumas, Eugène Sue et George Sand, 2e édition, Paris, Mercure de France, 1910, p. 158).

[7C’est dans ce cahier que le romancier écrit le brouillon de ses futures œuvres que Juliette recopie ensuite. Quant à ce qui est à copier précisément ici, il peut s’agir de ces notes éparses datées d’avril 1841, qui seront publiées dans Choses vues : « Le mois passé, à Rome, un sculpteur quelconque nommé, je crois, Lemoine, invite M. Ingres à venir voir un groupe de sa façon dans son atelier. M. Ingres y va, le statuaire découvre le groupe, c’est un fort gros marbre, une œuvre énorme, il y a pâli cinq ans. M. Ingres tourne autour de la chose, silencieux, et suivi du sculpteur pantelant. M. Ingres regarde, scrute, examine, met ses mains autour de ses yeux, fait un cornet de papier et regarde le groupe au travers pour mieux l’isoler, etc. Une demi-heure se passe ainsi sans dire mot. Enfin le sculpteur tremblant se risque et dit à M. Ingres : - Eh bien ! Monsieur, que pensez-vous de mon groupe ? – M. Ingres se tourne et répond : ‒ Moi ? J’aime mieux une borne ». 

[8À élucider. Juliette emploie plusieurs fois cette expression (voir la lettre du 23 mars). Quoi qu’il en soit, dans Les Misérables paru bien plus tard en 1862 (Tome VI, « Le petit Gavroche »), l’un des personnages s’appellera Navet, type du « gamin pur » présenté comme « l’ami à Gavroche », et cette allusion aux trains sera reprise : « ‒ Écoute, repartit Gavroche, il ne faut plus geindre jamais pour rien, J’aurai soin de vous. Tu verras comme on s’amuse. L’été, nous irons à la Glacière avec Navet, un camarade à moi, nous nous baignerons à la Gare, nous courrons tout nus sur les trains devant le pont d’Austerlitz, ça fait rager les blanchisseuses. Elles crient, elles bisquent, si tu savais comme elles sont farces ! »

[9Figuré et populaire, « faire la queue à quelqu’un » : le tromper (Littré).

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