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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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18 février [1841], jeudi matin, 11 h. ½

Mon bien-aimé, mon Toto, mon adoré, quelles bonnes et ravissantes paroles tu m’as écritesa sur mon cher petit livre rouge [1] cette nuit [2]. J’aurais voulu les dévorer et les boireb. Je les baisais des yeux, des lèvres et de l’âme ; je les admirais, je les caressais, je les adorais.
Je voulais passer la nuit dans cette contemplation mais j’ai craint de t’inquiéter dans le cas où tu aurais vu de la lumière trop tard dans ma chambre [3]. Et puis, j’espérais que tu allais venir, mon bien-aimé, c’est ce qui m’a donné le courage de me séparer de mon livre d’amour pour le reste de la nuit. Quand je dis me séparer, c’est une manière de parler car je l’ai mis sous ma tête et ma main sous mon oreiller. Je le touchais des doigts et ma pensée, mon cœur, mon âme étaient restés sur la page de flamme.
Pourquoi n’es-tu pas revenu, mon adoré ? C’était pourtant la plus grande solennité de notre vie d’amour, la plus grande, la plus sainte ; mon adoré, pourquoi donc n’es-tu pas revenu pour la fêter ? Je sais bien que tu travailles, mon Toto chéri, mais tu pouvais peut-être ajourner ton travail tandis que le 17 février s’est envolé pour un an. Je ne veux pas te gronder, mon amour, sans savoir si tu n’as pas été retenu par des raisons sérieuses ou tristes.
Je t’aime, je t’attends, je te désire et je t’adore. Tâche de venir bien vite auprès de moi, mon adoré. Si tu peux me conduire chez mon père je ne serai pas longtemps à m’habiller [4]. En attendant, je vais relire tes adorables pages de cette nuit et les baiser depuis le haut jusqu’en bas à chaque ligne, à chaque mot, à chaque lettre. Je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 155-156
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « écrit ».
b) « boires ».


18 février [1841], jeudi soir, 6 h. ½

Merci mon bien-aimé, merci mon doux et ravissant petit homme. Tu es aussi bon que tu es beau, je t’adore. Notre 17 et 18 février a été bien fêtéa, à part une certaine cérémonie, la plus importante tout bonnement, que vous avez escamotée avec beaucoup d’adresse et d’esprit. Il est impossible d’être plus anniversaire et plus charmant que vous aujourd’hui, mais ce qui est différé ne doit pas être perdu et j’entends que vous me rendiez ma matinée cette nuit même ou je me fâche tout rouge, vous entendez ? Baisez-moi et taisez-vous.
Je suis tout de même un peu vexée du fameux couvercle écrabouillé. Je n’avais acheté la soupièreb que pour son couvercle et c’est justement ce qui a été brisé. Quel bonheur !!! J’aime encore mieux que ce soit lui que le saint François [5]. Ma philosophie et ma tendresse maternelle auraient été à une violente épreuve si ma Clairon m’avait fait cet abominable chef-d’œuvre sur ma statuette [6]. Quellec horreur, d’y penser j’en ai la chair de poule. Dieu soit loué de ne m’avoir pas mise à une pareille épreuve. Sur ce, baisez-moi et apprêtez-vous à revenir cette nuit m’apporterd le reste de mon 17 février 1841. Je vous aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 157-158
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « fêter ».
b) « soupierre ».
c) « Quel ».
d) « m’apporté ».

Notes

[1Juliette Drouet et Victor Hugo sont devenus amants dans la nuit du 16 au 17 février 1833, date qui sera celle du mariage de Cosette et Marius dans Les Misérables. Toute leur vie, pour célébrer cette première nuit et leur amour, ils vont tenir un cahier rouge, appelé « Le livre de l’anniversaire », dans lequel ils écrivent chaque année un petit texte à l’intention de l’autre.

[2« T’en souviens-tu, ma bien-aimée ? Notre première nuit, c’était une nuit de carnaval, la nuit de mardi-gras de 1833. On donnait, je ne sais dans quel théâtre, je ne sais quel bal où nous devions aller tous les deux. (J’interromps ce que j’écris pour prendre un baiser sur ta belle bouche et je continue.) Rien, pas même la mort, j’en suis sûr, n’effacera en moi ce souvenir. Toutes les heures de cette nuit-là traversent ma pensée en ce moment l’une après l’autre, comme des étoiles qui passent devant l’œil de mon âme. Oui, tu devais aller au bal et tu n’y allas pas, et tu m’attendis. Pauvre ange, que tu as de beauté et d’amour ! Ta petite chambre était pleine d’un adorable silence. Au-dehors, nous entendions Paris rire et chanter, et les masques passer avec de grands cris. Au milieu de la grande fête générale, nous avions mis à part et caché dans l’ombre notre douce fête à nous. Paris avait la fausse ivresse, nous avions la vraie. N’oublie jamais, mon ange, cette heure mystérieuse qui a changé ta vie. Cette nuit du 17 février 1833 a été un symbole et comme une figure de la grande et solennelle chose qui s’accomplissait en toi. Cette nuit-là, tu as laissé au-dehors, loin de toi, le tumulte, le bruit, les faux éblouissements, la foule, pour entrer dans le mystère, dans la solitude et dans l’amour. Cette nuit-là, j’ai passé huit heures près de toi. Chacune de ces heures a déjà engendré une année. Pendant ces huit ans, mon cœur a été plein de toi, et rien ne le changera, vois-tu, quand même chacune de ces années engendrerait un siècle » (Lettre de Victor Hugo à Juliette Drouet du 17 février 1841, Pages d’amour de Victor Hugo, Paul Souchon, Paris, Albin Michel, 1949, p. 140). En mentionnant une nuit de carnaval, Hugo commet confusion qu’il reproduira dans Les Misérables. En fait, Mardi Gras a eu lieu le 19 février et non le 16, et à cette occasion, Hugo fut invité à un bal d’artistes au foyer du Gymnase. Jalouse, Juliette lui posa un ultimatum auquel il céda, et ils passèrent ensemble la nuit décrite dans cette lettre. Depuis, les deux amants célèbrent avec la même émotion les deux anniversaires.

[3Il est déjà arrivé à Victor Hugo de rester sous la fenêtre de Juliette, la nuit, pour observer ce qu’elle fait, parfois même sans monter la voir.

[4L’oncle de Juliette, René-Henry Drouet, est hospitalisé aux Invalides, très malade.

[5Probablement saint François d’Assise, religieux catholique italien du XIIIe siècle, fondateur de l’Ordre des frères mineurs ou Ordre franciscain. Son enseignement se caractérise par la prière, la pauvreté, l’évangélisation et le respect de la création.

[6Claire est arrivée le matin même pour passer quelques jours chez sa mère.

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