Guernesey, 12 novembre 1855, lundi matin, 11 h. ¾
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, mon pauvre trop aimé, bonjour. Je viens de voir partir tes malles [1] avec un sentiment indéfinissable de soulagement et de regret ; mais le regret de me séparer de cette partie de toi-même l’emporte sur le soulagement de la fin de ma responsabilité.
Je suis triste chaque fois que je m’éloigne de toi soit en personne, soit en pensée, soit en objets qui t’appartiennent ou que tu as touchés. Je suis triste de bien autre chose encore, mon Dieu, mais c’est si fou que je ne veux pas te le dire pour ne pas me nuire dans ton esprit et dans ta bonté. Il fait bien beau aujourd’hui, mon cher petit bien-aimé, est-ce que nous n’en profiterons pas pour reconnaître un peu le pays ? J’ai hâte de me retrouver avec toi seul pour sentir à mon aise rayonner ta présence sur mon âme. Et pourtant, mon pauvre adoré, je me sens toute troublée à l’idée de me retrouver seule avec toi. J’ai peur de mon insuffisance et j’ai honte de la comparaison que tu ne peux pas ne pas faire entre la nullité de mon esprit et l’importance attrayante de celui que tu viens de quitter. La conviction profonde que j’ai que je ne te suffis pas me rend si malheureuse que je voudrais pouvoir disparaître furtivement avant que tu n’aies eu le temps de me prendre en horreur. Si la prière peut toucher Dieu et le faire condescendre à des désirs humains, il exaucera la mienne qui est de mourir avant que tu aies commencé à m’aimer moins. Il n’y a pas de jour, par d’heure, pas de minute que je ne lui demande avec toute la ferveur de mon amour. Mon Victor trop aimé, je crois sentir que je touche à un moment de décisif et je tâche de grandir mon courage et de multiplier mes forces à la mesure de mon amour ; j’espère y parvenir et pourtant je fais plus que t’adorer.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16376, f. 344-345
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa