Jersey, 8 mai 1855, mardi matin, 7 h.
Voici mon billet du matin [1] à l’état brut, mon cher adoré, mais ce que lui manque en poésie et en façon sublime, je le remplace par un bloc d’amour capable de porter le ciel et la terre. Le rêve éblouissant que tu as fait pendant le sommeil, mon âme le continue les yeux ouverts et aspire depuis bien longtemps après cette réalité dans la mort. Je suis impatiente de sortir de cette mue de la vie pour montrer à toi telle que je suis vraiment : pure de toute souillure morale, et belle de la beauté sur-divine, l’amour. Je te remercie d’avoir regardé par le trou de la serrure du rêve notre bonheur à venir dans le monde des âmes. Oh ! comme je m’y précipiterais dès que la porte m’en sera ouverte. En attendant, je reste ici-bas, les yeux et le cœur fixés sur toi sans pouvoir les en détacher une minute. Dans ce moment-ci, je te vois endormi dans ta petite chambre et je sens ton haleine se condenser en baisers sur mes lèvres. Dors, mon adoré, repose-toi bien et ne fais que d’heureux songes en attendant mes caresses.
Je ne sais pas si j’irai à l’embarcadère du bateau tantôt [2] car le ciel est bien grognon ce matin. J’attends qu’il se déride pour prendre un parti. D’ici-là, je te baise depuis la tête jusqu’aux pieds.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16376, f. 189-190
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa