Jersey, 5 janvier 1855, vendredi après-midi, 3 h.
Cher bien-aimé, à force de paraphraser de tendresse et de baisers tes adorables petitesa lettres quand je les lis, j’oublie, quand j’y réponds dans mes gribouillis, de te parler des choses les plus douces, les plus charmantes, qui m’ont le plus remué le cœur. Ainsi, j’ai omis de te remercier de n’avoir pas oublié la date bénie de notre première entrevue que tu me rappelles si ravissamment dans ta dernière petite lettre. Cependant ma pauvre âme en a tressaillib de joie et de reconnaissance en lisant cette date étoile de mon amour dont la traînée lumineuse va rejoindre l’autre date flamboyante de mon bonheur : 2 janvier, 17 février 1833 [1]. Mais ce n’est pas la première fois que les lacunes de ma pensée ont dû te frapper dans mes gribouillis ; aussi tu n’as pas pu t’étonner davantage de cette dernière, toute énorme qu’elle soit. Il n’y a que mon amour, de mon cœur au tien, qui soit sans solution de continuité.
J’étais si fatiguée et si courbaturée hier au soir, mon cher petit homme, que je me suis couchée sans attendre l’heureuse chance d’un passus mille, peu probable il est vrai, à cause de ton projet de visite à Mme Le Flô. Il n’en sera pas de même pour moi ce soir, je l’espère car je compte veiller au coin de mon feu. Aussi si tes femmes vont en soirée et si tu es libre de corps et d’esprit, je te supplie de me donner un petit supplément de bonheur après ton dîner. D’ici là, je vais tâcher de copier les vers à ma pauvre petite Claire [2]. Jusqu’à présent, je n’avais pas pu prendre sur moi de faire cette sainte tâche. Je vais m’y appliquer tout à l’heure. Le jour froid et triste d’aujourd’hui est celui qui convient pour cette triste et pieuse besogne. Il est impossible de toucher au souvenir de ces pauvres êtres disparus sans éprouver l’impression douloureuse que fait la vue d’un cercueil. Toutes les hypothèses plus ou moins ingénieuses et consolantes sur le sort de ces chères âmes envolées ne suffisent pas à remplir le vide que leur absence fait dans le cœur. Et pourtant Dieu sait avec quelle confiance, quelle vénération et quelle reconnaissance je reçois les sublimes espérances que tu me donnes de l’autre vie et de la certitude de retrouver au ciel nos enfants tant pleurés sous la forme d’anges souriants et radieux. Puisse ce bonheur nous arriver le même jour à tous les deux. C’est la seule grâce que je demande à Dieu dans cette vie.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16376, f. 9-10
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa
[Souchon, Blewer]
a) « tressaillie ».