30 mars [1845], dimanche matin, 11 h. ¾
Bonjour, mon Toto, bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, mon adoré, bonjour, je t’aime. Comment vas-tu ? Tu te disposesa à aller chez ta princesse [1] ce matin ? Autrefois vous auriez commencé par votre pauvre Juju. Maintenant c’est à grand peine quand vous finissez par elle. Allons, allons, je ne veux pas être une vieille grognon sempiternelle. Je vous fais grâce pour ce matin et je suis très aimable, Voime, voime, fort aimable. Je veux damerb le pion à UN AUGUSTE PERSONNAGE. Dites donc, vous, est-ce que vous n’aurez pas bientôt fini vos platitudes ??? Oh ! mais je m’insurge à la fin. L’indignation colore mon front d’une pudique rougeur. Je serai coquelicot foncé pour peu que vous continuiez davantage ce système d’abaissement à tout prix. Je suis capable de me réfugier dans les pattes du Constitutionnel [2]. Faites-y bien attention, vil courtisan, et ne me poussez pas à bout.
En attendant, je regarde l’herbe de mon jardin pousser et le soleil faire des ombres sur mon mur. Ma grande fillette [3] lit, Cocotte crie et Fouyou mue et laisse son poil partout. HÂTEZ-vous d’en finir tous les deux, car je ne suis pas éloignée de tenir une bonne jalousie soignée qui me ferait faire des tas de choses plus atroces les unes que les autres. Baisez-moi, monstre d’homme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 245-246
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « tu te dispose ».
b) « dammer ».
30 mars [1845], dimanche après-midi, 2 h.
Quel temps charmant, mon Toto, et quel bonheur ce serait d’en jouir avec toi dans quelque coin bien éloigné. Le beau temps, c’est un regret de plus pour moi parce qu’il me fait souvenir des moments de bonheur, d’extase passés qui ne reviendront peut-être jamais. Aussi, mon Victor, ce qui est une joie pour tout le monde est une tristesse pour moi. Je ne regarde pas les fleurs de la nature pousser mais je sens les fleurs de ma vie se faner et s’effeuiller dans l’oubli et dans l’abandon. Tu as beau être le meilleur, le plus dévoué et le plus généreux des hommes, tu n’en es plus le plus amoureux. Ne dis pas non, mon Victor, ma vie de tous les jours est là pour l’attester. C’est probablement de ma faute, si c’est une faute de ne pouvoir conserver éternellement le prestige d’une femme jeune et charmante. Je ne t’en veux pas mais je sens que mon bonheur est fini à tout jamais. La seule chose qui empêche mon désespoir de devenir âcre et corrosif, c’est que je crois que tu éprouves encore quelque douceur à être adoré par moi. Le jour où mon amour te sera importun, ma vie finira. Je sens que je ne respire plus que par là. Le jour où je ne pourrai plus t’aimer, je ne pourrai plus vivre. En attendant, je t’aime comme jamais homme n’a été aimé avant toi. Je t’adore, mon Victor.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 247-248
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette