12 mars [1845], mercredi après-midi, 1 h.
Mon cher petit bien-aimé adoré, tout est à toi chez moi et moi par-dessus le marché, non pas à titre de réjouissance, car rien n’est moins réjoui que ma triste personne dans ce moment-ci, mais à titre de femme qui t’aime plus que sa vie. Je veux que tu aies les tapisseries et la guipure. Dans le cas même où cela ne suffirait pas, je te donnerai la grande guipure que je destinais à couvrir la commode, et si cela ne suffit pas encore, je t’offre les trois ou quatre brimborions [1] en or que j’ai. Je voudrais te donner ma vie et mon sang. Tu ne peux pas me faire une plus grande joie que d’user des pauvres petites ressources que j’ai à ma disposition.
Ce n’est pas M. Plon qui vous a empêché de venir cette nuit, puisque vous ne l’avez vu que ce matin [2] ? Vous voyez bien que vous êtes un menteur et un méchant. Si vous étiez venu en sortant de chez M. Guizot, je n’aurais pas passé une mauvaise nuit. Taisez-vous, méchant homme, vous êtes une bête.
Je viens d’écrire au vérificateur. J’attends sa réponse. Je voudrais pour beaucoup que toutes ces vilaines affaires fussent terminées. Rien n’est plus agaçant que de sentir autour de soi des créanciers dont on ne peut pas vérifier les mémoires. J’éprouve cela depuis quinze jours. C’est en partie, je crois, ce qui m’agace et ce qui m’indispose. J’espère en sortir bientôt. D’ici là, il faut que j’aie de la patience, la chose la plus difficile pour moi. Je t’aime trop pour conserver le moindre calme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 179-180
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
12 mars [1845], mercredi après-midi, 4 h. ½
Je ressemble au meunier de La Fontaine avec son âne et son fils [3]. Je reçois tous les avis pour m’arrêter peut-être au moins sensé. Voilà le fait : au moment où j’allais envoyer chez le cousin de Mlle Féau, Jourdain est arrivé. Tu sais que je lui avais écrit de passer chez moi dans l’intention de lui demander un conseil pour ces fameux mémoires. Voici, après lui avoir parlé, ce à quoi je me suis décidée : je lui ai donné les trois notes en question. Il les remettraa à son fils qui est apprenti chez un architecte de la ville et d’ici à quelques jours, nous saurons à quoi nous en tenir. Autrement, il aurait peut-être fallu attendre deux ou trois mois le loisir du premier venu. Du reste, les acomptes, loin d’entraver les vérifications, les facilitentb en ce sens que l’argent comptant est d’un grand poids dans ces sortes d’affaires. Si j’ai mal fait, mon Toto, c’est dans une bonne intention et après avoir demandé, reçu et écouté les avis de tout le monde. Jourdain assure qu’il n’y a aucun inconvénient à donner un acompte au serrurier, au contraire. Voilà, mon petit Toto, tout ce que j’ai appris sur ces matières. Chemin faisant, j’ai dit à Jourdain de m’apporter son mémoire à lui. À vous, je vous dis de m’apporter votre jolie petite bouche à baiser et vos tables à copier. Nous verrons si vous le ferez. Voici une lettre de Mme Luthereau. Pauvre femme, pourvu que ce ne soit pas quelque nouveauc embarras dont elle me fasse confidence. Je t’attends pour l’ouvrir. Et puis je t’aime, je t’aime, je t’aime, je te désire, je t’attends et je t’adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 181-182
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « remetra ».
b) « facilites ».
c) « quelque nouveaux ».