Guernesey, 12 juin 1858, samedi soir, 5 h. ¾
Je te conduirai chez Duverdier quand tu voudras, mon cher bien-aimé, et partout ailleurs si le cœur t’en dit et si ton raout du samedi te le permet. Quant à moi, j’ai des pieds et des pattes capables de jouter à la course avec tes jambes de sept lieues. En attendant, il vient de me tomber dans la main tout à l’heure, en rangeant MES PAPIERS, ta dernière lettre à Lamartine, ce doux précurseur de Judas Leroux [1]. C’est étonnant comme ces deux trahisons se ressemblent pour le fond, sinon par la forme. C’est le même point de départ. Jalousie littéraire, jalousie politique, jalousie de l’égoïsme contre le sacrifice et l’abnégation, jalousie de l’impuissance contre la force, jalousie du laid contre le beau, jalousie du mal contre le bien, du lampion contre l’étoile, toutes ces basses jalousies, mêlées et fondues dans le creuset des méchants cœurs et des envieux, produisent les choses hideuses que nous voyons et qui révoltent toutes les âmes simples et honnêtes comme la mienne. Pardonne-moi de laisser déborder mon indignation que je ne puis pas contenir et de garder si peu de place pour toutes les tendresses de mon cœur. Une autre fois, je serai plus ménagère de mon papier et de ma colère. En attendant, je baise ton beau divin front sous les épines qui le déchirent et je t’adore à genoux.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16379, f. 125
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette
[Massin]