9 février [1845], dimanche soir, 11 h. ¼
Je n’ai pas voulu me coucher pour la dernière fois dans cette chambre où nous avons été si heureux pendant neuf ans, mon cher adoré, sans lui donner un dernier adieu, sans reprendre un à un tous les souvenirs d’amour et de bonheur qui y sont entassés, sans recueillir avec piété tous les baisers que nous y avons laissés tomber. Je viens de faire à genoux ma prière au bon Dieu pour qu’il me donne dans cette nouvelle chambre, dont je dois prendre possession demain [1], tout le bonheur qu’il m’a donné dans celle-ci. En lui faisant cette prière, mon adoré, j’avais le cœur serré et contristé comme lorsqu’on quitte une personne qu’on aime. Ce n’est pas une chambre que je quitte, en effet, c’est neuf ans de souvenirs tendres, adorables et ravissants que je perds en en passanta le seuil. Si tu savais ce que j’éprouve quand je pense que je ne serai plus ici demain à cette heure-ci, tu en serais étonné à moins que tu ne m’aimes comme je t’aime, ce qui n’est pas possible. Je voudrais emporter tout, même la poussière du parquet qui a touché tes jolis petits pieds, même la cendre du foyer qui t’a réchauffé si souvent, même ce hideux papier qui a entendu ta douce voix. Tout ce qui t’a vu et tout ce que tu as touché, je voudrais tout emporter.
Mon Victor adoré, c’est le cœur plein d’amour et de tristesse que je te dis bonsoir pour la dernière fois ici. C’est avec des larmes de regret que je t’embrasse pour la dernière fois dans cette chambre qui a vu mon adoration pour toi pendant plus de neuf ans. C’est du fond du cœur que je dis un dernier adieu à toutes nos douces et chères habitudes dans cette pauvre chambre où je t’ai tant aimé, tant désiré et tant adoré.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 81-82
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Massin]
a) « en n’en passant ».