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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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28 septembre [1848], jeudi matin, 8 h.

Bonjour, mon cher petit homme, bonjour. Comment vous va ce matin ? À quelle heure êtes-vous rentré et qu’est-ce que vous avez fait de votre soirée, de vos yeux, de votre bouche, de vos oreilles, de votre pensée, de votre cœur et de votre âme depuis que je vous ai quitté hier ? Moi je n’ai pensé qu’à vous, j’ai écouté parlera de vous, j’ai parlé de vous, je vous ai désiré, je vous ai regretté et je vous ai aimé. Lequel de nous deux a mieux fait son devoir ? Je laisse à votre conscience à prononcer sur ce sujet délicat.
Hier au soir M. Cacheux et Mme Guérard sont venus me voir. Tout en causant je lui ai parlé de l’ennui de se procurer un numéro pour le trésor, alors ce bonhomme obligeant m’a offert de toucher pour toi ton semestre parce qu’il a un sien ami chef de bureau ou caissier, je ne sais lequel, qui lui rend ce genre de service pour lui, pour Mme Guérard et les amis de ses amis. Je lui ai dit que je te ferais part de sa généreuse obligeance. Tu verras si tu n’as pas encore de numéro si tu veux user de la complaisance de ce brave homme. Et puis je t’aime, et puis cela recommence toujours ainsi au risque de te paraître mortellement monotone et ennuyeuse. Baise-moi, dors, tais-toi et aime-moi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 319-320
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « parlé ».


28 septembre [1848], jeudi soir, 6 h.

Vous m’avez drôlement rabrouée tantôt, mon cher petit homme, mais je vous pardonne à cause de la rareté du fait et parce que vous avez plus d’une raison d’être agacé, inquiet, irritable et méchant. Seulement n’y revenez plus de sitôta parce que je trouverais peut-être la chose moins drôle que tantôt. En arrivant j’ai écrit tout de suite au père Cacheux pour le prier de passer chez moi ce soir ou demain matin afin de prendre de nouvelles explications. Il n’était pas chez lui. Sa femme étant à la campagne depuis un mois, le bonhomme en profite pour faire ses farces probablement et je ne suis pas sûre du tout de le voir. Du reste cela n’aura pas d’autre inconvénient que de t’obliger à toucher toi-même ou en charger Toto. Il me semble que cette substitution peut très bien se faire puisque le père Cacheux peut à la rigueur toucher pour toi et pour d’autres. Toujours est-il que je t’ai à peine vu, que tu m’as très mal traitée et que je suis rentrée très triste et très malheureuse. Maintenant il me faut attendre jusqu’à demain pour te revoir et pour savoir si j’ai raison de me décourager et de m’inquiéter de la vie absurde que me fait la République, l’état de siège [1], l’Assemblée, le conseil de guerre [2], les déménagements [3] et autres calamités du même genre pour lesquelles je n’ai pas assez de toute ma haine et de toutes mes malédictions.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 321-322
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « si tôt ».
b) « lesquels ».


28 septembre [1848], jeudi soir, 9 h.

C’est encore moi, mon cher petit homme, qui pour me faire trouver le temps moins long, la maison moins maussade et l’absence moins douloureuse te griffonne cette nouvelle feuille de papier. C’est, loin de toi, la seule occupation qui ne me soit pas odieuse. Cependant Dieu sait que mon style ne m’amuse guèrea et que je ne me trouve pas drôle tous les jours. Mais ce n’est pas de ça dont il s’agit, au contraire. Il s’agit de donner le change à mon pauvre cœur en lui laissant croire qu’il se rapproche de toi au moyen de ces stupides petites pattes de mouches qui vont et viennent au hasard sur mon papier. Tout le temps que dure l’opération, il me semble que tu es moins loin, que tu m’aimes davantage et que je suis moins malheureuse. Ce sont des illusions, certainement, mais à défaut de douces et tendres réalités elles me sont chères et je les recherche avec un empressement que tu dois souvent déplorer. Il faut bien que tu sentes aussi quelquefois à ton tour les désagréments d’être trop aiméb pour te faire apprécier et plaindre ceux qui aiment trop, comme moi par exemple. Bonsoir, cher adoré, pense à moi pour que ma nuit soit moins longue et mes rêves plus agréables. Je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 323-324
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « guerre ».
b) « être trop aimer ».

Notes

[1Le 24 juin 1848, l’Assemblée a voté l’état de siège et a confié le pouvoir exécutif au général Cavaignac. L’état de siège ne sera levé que le 19 octobre 1848.

[2Un système de répression judiciaire s’est instauré à la hâte au lendemain des événements de juin 1848. Plusieurs milliers d’insurgés ont été arrêtés et présentés devant les conseils de guerre, chargés de leurs sorts.

[3Victor Hugo et sa famille ont quitté la place Royale après les insurrections de juin 1848. Ils vivent depuis le 1er juillet au 5, rue de l’Isly. Ils emménageront rue de la Tour-d’Auvergne le 15 octobre. Pour se rapprocher de son amant, Juliette Drouet quittera la rue Sainte-Anastase pour la cité Rodier au cours du mois de novembre 1848.

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