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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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22 août [1848], mardi matin, 9 h.

Bonjour, mon Toto bien aimé, bonjour comment vas-tu ? Il n’est rien arrivé j’espère à la Chambre et tu auras pu malgré le mauvais temps dîner à Saint-James ? Hier en te quittant je n’étais pas tranquille, aussi je suis allée, tout en écoutant les groupes et les passants, chez la mère Sauvageot pour savoir ce qu’on pensait dans le quartier de cette espèce de démonstration. Elle ne savait rien. Pendant que j’attendais l’omnibus pour le prendre, trois hommes en blouses, de ceux que je te montrais un moment auparavant, onta dit : « On ne passe plus à la Bourse et avant une heure on ne pourra plus passer sur les boulevardsb. » Sur ces paroles et malgré le piteux état de mon pied, je suis allée en courant par la Madeleine et je suis revenue tout du long des boulevards. Il y avait en effet beaucoup de monde, beaucoup de troupes qui se rendaient dans la direction de la Madeleine mais il y avait plus d’inquiétude que d’hostilité sur tous les visages. À la Bourse, la foule était plus compacte mais on y passait. Enfin, et pour tâcher d’en savoir davantage, je suis allée rue de Mulhouse chez la mère Lanvin. Elle ne savait rien que ce que tout le monde sait, seulement le haut commerce, comme elle dit, est dans un désespoir affreux et décidé à tout. On ne comprend pas que l’Assemblée ne fasse pas arrêterc tout de suite tous les membres compromis dans le rapport de l’enquête [1]. Voilà, mon pauvre adoré tout ce que j’ai pu savoir dans mon inquiétude. Je suis rentrée un peu fatiguée mais ce n’est rien et cela ne m’empêchera pas d’aller te trouver tantôt. Je prie le bon Dieu et nos deux anges de te protéger et de veiller sur toi.

Juliette

BnF, Mss NAF 16366, f. 285-286
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « on dit ».
b) « boulevart ».
c) « arrêté ».


22 août [1848], mardi matin, 11 h.

Le temps est triste et je suis comme lui. Si je n’avais pas eu le pied si douloureux je serais partie à l’instant même et j’aurais été à pied par les boulevards jusqu’à l’Assemblée. Malheureusement le courage ne suffit pas, il faut encore que le pied ne refuse pas le service [2]. Au reste, je verrai tantôt quand il sera un peu échauffé. Il est probable que je pourrai marcher et si je vois quelque chose de menaçant je ferai ma tournée pour savoir à quoi m’en tenir. Il me serait impossible de rester dans l’ignorance quand quelque chose m’inquiète. Le danger en face m’est moins insupportable que l’anxiété. J’espère que tout sera rentré dans l’ordre et qu’il n’y aura plus aucune agitation dans la rue. Hélas ! Que n’en est-il de même dans les esprits. On sent qu’il y a dans l’ombre des haines et des colères qui guettent. Il n’est pas jusqu’à mon imbécile de Suzanne qui ne dise, pour l’avoir entendu, que ce sont les bourgeois qui ont fait le mal en juin et que ce ne sont pas les ouvriers [3]. Tu vois que le journal Proudhon [4] suinte jusque dans ma maison. Tout cela ne serait que grotesque si ce n’était pas hideux et effrayant. Quant à moi je suis très tourmentée et je ne peux pas détacher ma pensée de toutes ces monstrueuses choses. Je voudrais pouvoir ne pas te quitter. Il me semble que je serais tranquille et que je n’aurais plus peur de rien pour mon Victor adoré. Sois prudent, pense à moi dont tu es la vie et l’âme. Que le bon Dieu te gardea et te préserveb. Je baise tes pieds.

Juliette

BnF, Mss NAF 16366, f. 287-288
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « Dieu te gardes ».
b) « te préserves ».

Notes

[1À la suite des journées de juin 1848, une commission d’enquête a été formée afin de prévoir l’arrestation de toutes les personnalistes socialistes jugées responsables des émeutes. Caussidière et Louis Blanc, afin d’échapper à la répression du général Cavaignac, se sont enfuis vers l’Angleterre. Le 26 août 1848, la majorité de l’Assemblée votera contre l’autorisation de poursuivre les deux fugitifs.

[2Juliette Drouet dit souffrir d’un cor au pied depuis le 17 août.

[3Allusion aux journées de Juin, insurrections qui ont lieu dans Paris du 23 au 26 juin 1848 suite à la fermeture des Ateliers nationaux.

[4Créé en février 1848, Le Représentant du peuple a été suspendu la veille, le 21 août 1848.

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