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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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30 mars 1846

30 mars [1846], lundi matin, 9 h. ¾

Bonjour mon petit homme bien aimé, bonjour mon adoré petit Toto, bonjour je t’aime. Je t’ai bien peu vu hier à cause du dimanche et surtout à cause de cette malencontreuse Mlle Féau qui est venue me prendre le meilleur du temps que je pouvais passer avec toi. Si on pouvait en vouloir à un être stupide, mais bon qui n’a pas la conscience du mal qu’il vous fait, certes j’aurais le droit d’en vouloir jusqu’à la mort à cette insupportable et excellente femme, mais on ne le peut pas sans injustice. Seulement je la redoute quand tu es là comme le pire de tous les fléaux dont le nom au reste en espagnol comme en français n’est que le synonymea d’ennuyeuxb et de laid. Cette nuit j’avais une migraine atroce que j’ai encore ce matin et qui m’ôtait tout sentiment. Aussi mon pauvre bien-aimé je t’ai fait un bien maussade accueil, ce qui ne m’empêchait pas pourtant de t’aimer et de contempler avec ravissement ta noble et charmante tête si douce et si puissante. Quand tu as été parti, je me suis endormie tout de suite jusqu’au matin et pourtant je ne suis pas guérie ce matin, tant s’en faut. J’ai envoyé Suzanne chez ma fille tout à l’heure, elle avait passé une bonne nuit mais hier dans la journée en se frictionnant elle s’est trouvée mal, ce qui a effrayé Mme Marre de nouveau. Aujourd’hui elle se sent assez bien et pense qu’elle se lèvera à midi. Si le temps continue d’être beau comme maintenant j’irai la voir tantôt et savoir par moi-même ce qui se passe. Dans tout cela il y a eu imprudence de la part de Mme Marre et de ma fille, je te compterai cela [1]. Hier j’étais tellement mécontente contre ces deux péronnelles que je n’ai pas voulu t’en parler. Aujourd’hui je suis plus calme et je te raconterai la chose en détail. Du reste M.  Pradier n’est pas allé la voir et n’a pas envoyé non plus. Je ne serais pas étonnée que cette indifférence n’ait pas agi sur sa fille hier et n’ait pas contribué à irriter encore la maladie nerveuse dont elle souffre. C’est triste à dire mais il faudra bien qu’elle s’y habitue car il ne deviendra jamais un homme bon et affectueuxc, d’égoïste et de froid qu’il est. Quand je pense à toi mon bien-aimé mon cœur se fond de reconnaissanced et d’amour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16362, f. 321-322
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette

a) « synonime ».
b) « ennuieux ».
c) « afectueux ».
d) « reconnaisse ».


30 mars [1846], lundi soir, 7 h. 

Je suis revenue bien tard, mon Victor adoré, parce que ma fille m’a retenue avec instance. Du reste elle va très bien et demain j’espère il n’y paraîtra plus. J’ai passé tout le temps à me promener avec elle dans le jardin, aussi les jambes me rentrent-elles dans la gorge. Elle avait vu son père dans la matinée qui avait été excellent et charmant pour elle, ce qui, entre nous, n’aura pas peu contribué à dissiper les spasmes nerveux auxquels elle était en proie. Il lui a dit que M. [Defrène  ?] et un autre employé supérieur à Barrière [2], il paraît qu’il en existe, se faisait fort de la faire passer le jour qu’elle voudrait et avec les honneurs de la guerre. Je lui ai dit de profiter tout de suite de cette bonne volonté et d’écrire à son père [3] qu’elle acceptait le combat le jour qu’il plairait à ces ou à ce messieurs ou monsieur. Du reste le Barrière a prétendu ne pas savoir de quoi il était question et a nié avoir assisté à l’examen de ma fille. Cependant après vérification il est convenu de la chose. Voici le résultat du procès verbal de son examen : orthographe très bien, composition très bien, histoire sainte très bien, calcul douteux. Mais je te dis là des choses que je te dirai ce soir encore, tandis que je n’ai jamais assez de temps de te dire que tu es ma vie et ma joie. Que je pleure et que je souris selon que tu veux et que je mourrais le jour où tu ne m’aimeras plus. Je baise toute ton adorable petite personne.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16362, f. 323-324
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Juliette Drouet sait-elle déjà que sa fille Claire s’est trempée dans une fontaine ?

[2Jean-François Barrière, chef de la troisième division à la Préfecture de Police, était l’un des trois examinateurs de Claire lors de son examen pour devenir institutrice, auquel elle a échoué.

[3James Pradier.

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