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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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1er janvier 1848, samedi matin, 8 h. ½

Bonjour, mon Victor, bonjour, avec tout ce que j’ai de plus doux, de meilleur et de plus tendre dans le cœur, bonjour, joie, santé et bonheur à toi et à tous ceux que tu aimes. Je crois, quoi que tu en dises, que tu seras pris aujourd’hui toute la journée et même encore le soir. Je crois qu’il te sera très difficile, pour ne pas dire impossible, de te soustraire aux visites et aux affections de toutes sortes qui t’enlaceront de toute part. Je me dis cela d’avance pour me résigner peu à peu à ne pas te voir beaucoup aujourd’hui, quitte à être agréablement surprise si je me suis trompée dans mes maussades prévisions. Cher adoré, je me suis redonnée mes étrennes tout à l’heure en relisant mes deux bonnes petites lettres adorées. Rien ne vaut pour moi le bonheur de posséder ces deux ravissantes petites lettres [1] et je ne les changerais pas contre tous les trésors de l’univers. Aussi je suis heureuse, heureuse, bien heureuse, et je t’aime, je t’aime, je t’aime. J’attends Mme Guérard ce matin. Tu serais bien gentil de venir nous surprendre dans notre orgie échevelée. Mais je n’ose pas l’espérer. Je n’y compte même pas du tout, hélas ! Je sais trop que tu ne t’appartiens pas et encore moins aujourd’hui que les autres jours. Aussi je n’y compte pas du tout mais je le désire tant que je peux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 1-2
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette


1er janvier [1848], samedi matin, 11 h.

Je voudrais être prête pour quand tu viendras, mon petit homme, et je n’ai encore rien commencéa tant je suis veule et agitée. Cependant il faut que je me sorte de cette espèce d’état nerveux qui me rend stupide et apathique. J’ai prié le bon Dieu de pardonner à cette pauvre malheureuse. Je ne peux rien faire de plus pour cette pauvre femme. Maintenant il faut que je tâche d’oublier cette triste catastrophe et que je m’occupe de mes affaires. C’est ce que je vais faire dès que je t’aurai fini mon insignifiant gribouillis. Tu ne peux pas te figurer à quel point j’aurais préféré rester chez moi ce soir, même sans l’espoir de te revoir. Le mauvais temps et la mauvaise disposition d’esprit me rendent la course à Sablonville [2] difficile et désagréable. Par exemple je reste chez moi demain. Malheureusement il n’est pas probable que je te verrai davantage à cause de tous ces micmacs politiques que le diable emporte [3]. Pour mon compte je suis très ennuyée que tu sois fourré dans cette stupide Assemblée où on ne fait que des bêtises depuis le matin jusqu’au soir [4]. S’il dépendait de moi que tu n’en sois pas je t’assure que je ne t’y laisserais pas vingt-quatre heures tant je souffre de te savoir mêlé à tout ce hideux gâchis, sans compter l’ennui que j’ai de ne pas te voir plus de cinq minutes par jour. En attendant, je ne suis pas peignée, ta tisane n’est pas faite et je suis toute détraquée. Baise-moi, mon Victor, pour me redonner un peu de nerf et de courage et tâche de ne pas venir de trop bonne heure pour que je puisse te conduire à la Chambre. Et puis je t’aime, tu es ma vie, mon bonheur, mon âme.

Juliette

MVH, 8031
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Michèle Bertaux

a) « commencer ».
b) « ennuyé ».


1er janvier 1848, samedi midi

Le déjeuner est mangéa, Mme Guérard est partie et mon Toto n’a pas encore montré le bout de son nez et je n’espère pas même le voir de la journée, trop heureuse s’il vient ce soir. En attendant, j’emploie le temps le mieux que je peux en lui écrivant tout ce qui me passe par le cœur, quitte à l’ennuyerb beaucoup et à lui faire lire des millions de fois la même chose. À qui la faute ? Un peu à moi, je ne dis pas non, mais la plus grosse moitié est à Toto qui me laisse trop de temps à ne savoir que faire de mon amour. Il faut bien que je l’emploie à couvrir de l’affreux papier puisque je ne peux en couvrir ni ses cheveux, ni ses yeux, ni ses lèvres de ce même amour, ce qui seraitc cependant d’un emploi plus approprié et plus doux pour moi du moins. Toujours est-il que ne sachant que faire de mon cœur, je lui fais faire de la gymnastique à travers des mots plus fourchus, plus tordus, plus bossus, plus biscornus les uns que les autres. Cela ne l’amuse pas excessivement mais cela l’occupe et c’est toujours autant de gagné. En attendant, je t’aime mon Victor et je crains bien de t’aimer longtempsd dans la solitude.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 3-4
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
[Souchon]

a) « manger ».
b) « ennuier ».
c) « ce qui serai ».
d) « long-temps ».


1er janvier 1848, samedi soir, [6 h.  ?]

J’espère, mon pauvre bien-aimé, que je ne te fais pas grâce d’aucun de mes gribouillages. J’abuse de tes deux adorables petites lettres pour t’accabler de mes insipides griffouillis. Mais c’est qu’en vérité cela me donne autant de joie que cela te causera d’ennui. Si j’étais généreuse, je m’abstiendrais mais je ne le suis pas du tout, au contraire. Si je m’en croyais, je gribouillerais du noir sur du blanc sous prétexte d’amour, jusqu’au moment où tu viendras [illis.] la rame de papier n’y suffirait pas alors car il n’est que trop probable que tu ne viendras pas avant ce soir bien tard et peut-être un moment seulement. J’en ai plus [peur que d’envie  ?].
À propos, j’oubliais de te dire que j’avais vu le fils de Mme Luthereau, celui qui reste à Paris [5]. Il venait me faire visite. J’oubliais encore de te dire que Mme Guérard m’a apporté les deux fameux écrans qu’elle m’avait fait choisir. Je suis sûre que tu les trouveras charmants. Du reste, puisqu’elle avait l’intention de me donner quelque chose, j’aime autant que ce soit moi qui aie choisi ce QUELQUE CHOSE.
Mon Dieu que je crains de ne pas te voir avant ce soir. Je ne sais pas pourquoi cette pensée ne me sorta pas de la tête. Jamais pourtant je ne t’ai plus désiré. C’est peut-être cela.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 5-6
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « sors ».

Notes

[1Première lettre, adressée « De la chambre », à 3 h., le 29 décembre : « Mon doux ange charmant et adoré, je ne puis t’écrire qu’un mot, mais je t’envoie toute mon âme. Je vais te voir tout à l’heure, mais ta pensée ne m’a pas quitté un instant, elle ne me quitte jamais, tu le sais bien. La nuit je m’endors en priant Dieu, ma Didine et notre Claire pour toi, et mes rêves continuent ma prière. Je ne veux pas que tu sois triste, je ne le veux absolument pas. Les anges qui nous sourient dans le ciel, ces deux âmes heureuses, ne le veulent pas non plus. Quant à mon travail si maussade et si accablant, il finira . O bien aimée, sois tranquille, il y aura encore de beaux jours pour nous dans le ciel et je veux qu’il y ait de joyeux sourires pour moi sur ton visage. À bientôt, doux ange. À tout à l’heure. À toujours. / Tu as mon âme et tu es ma vie. » Deuxième lettre, adressée à « 3 h. ½ de la Chambre », le 31 décembre : « Je t’écris encore de la Chambre, mon doux ange. Je viens de chez le roi, qui est dans les larmes de la mort de sa sœur, et je sors de tout ce deuil pour contempler ma douce et radieuse pensée, toi, qui es ma consolation partout et qui seras mon bonheur toujours. / Voici encore une année qui passe sur nos cœurs sans y rien tarir, sans en rien ôter. Nous nous aimons après quinze ans comme nous nous aimâmes le premier jour, comme nous nous aimerons le dernier ! Nous sentons nos deux cœurs l’un à l’autre, nos deux âmes l’une dans l’autre. Chère bien-aimée, à ces heures qui semblent recommencer la vie je me tourne vers toi et je me dis : rien n’a besoin de recommencer, puisque tout continue ! / O mon doux ange, regarde l’amour et regarde le ciel ! Dans l’amour tu me trouveras, dans le ciel tu verras ta fille. Vivons en nous et dans ces êtres chéris qui sont là-haut. / Je t’aime ! Tu es ma joie ! Oh ! sois heureuse ! » (Jean Gaudon, édition citée, p. 171-172).

[2Les amis de Juliette Drouet, Victor et Émilie Sarrazin de Montferrier, possèdent une maison à Sablonville.

[3En ce début d’année 1848, le climat politique est tendu. Pour faire face à la crise économique, l’opposition a déposé un projet de réforme électorale en mars 1847, aussitôt repoussé par la majorité fidèle à Guizot. Pour manifester leur mécontentement et exprimer leurs idéaux, les Républicains ont organisé une vaste campagne de banquets à travers la France, qui doit se clore le 14 janvier 1848. Repoussé au 22 février, puis interdit par le gouvernement de Guizot, ce banquet avorté sera à l’origine de la chute de la monarchie de Juillet.

[4Victor Hugo a été nommé pair de France le 13 avril 1845.

[5Laure Luthereau a deux fils : Charles-Léon et Félix-Edmond Krafft. Nous ne savons pas auquel des deux hommes Juliette Drouet fait allusion.

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