2 mars [1848], jeudi matin, 8 h. [1]
Bonjour, mon doux adoré, bonjour, mon bien-aimé, bonjour ma joie, bonjour, que le bon Dieu te garde et tous ceux que tu aimes. Comment vas-tu, mon adoré ? Sois toujours prudent, non pas de cette prudence couarde qui évite le danger en risquant son honneur. Celle-là je ne t’en parle pas et j’aurais mauvaise grâce à le faire car tu ne m’écouterais pas ou tu t’en moquerais avec raison. Mais je te supplie de garder ta position si nette, si pure, si tranchée. Tu ne peux plus maintenant te mêler aux affaires qu’officiellement. Mon Dieu qu’il faut bien que je compte sur ton indulgence et sur ta bonté pour me permettre de te parler ainsi. C’est qu’en effet je suis si sûre de ton cœur que je me montre à toi sans restriction et sans me préoccupera autrement du petit ridicule que je peux te montrer. Je suis si sûre que je t’aime et que ce n’est que par excès d’amour que je m’aventure dans des façons de conseil au-dessus de mon intelligence que cela m’est tout à fait égal. Mais je te trouve si complètementb noble et digne dans l’attitude que tu as prisec pendant ces derniers événements que je craindrais de t’en voir changer avec cette pensée que : le mieux est l’ennemi du bien [2]. Si je dis des bêtises, ce qui est très vraisemblable, souris-moi et porte-moi. Je te le rendrai plus tard quand j’aurai le cœur moins serré et les jambes moins cotonneuses.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16366, f. 83-84
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
[Guimbaud, Souchon, Blewer]
a) « préocuper ».
b) « complettement ».
c) « l’attitude que tu as pris ».
2 mars [1848], jeudi après-midi, 4 h. ½
Je viens d’écrire à mon beau-frère et à Mme Luthereau pour les rassurer. Du reste je ne leur disa rien et ne nomme personne, je me borne à ceci : tout va bien, je suis tranquille, BIEN DES CHOSES CHEZ VOUS. Pour la pauvre mère Luthereau j’ajoute bien des REGRETS sympathiques sur l’impuissance où nous nous trouvons de les aider dans ce moment-ci [3]. Du reste je ne peux pas y penser sans tristesse. Il me semble que ces pauvres gens auraient mieux fait de ne pas quitter Paris qui est encore après tout la meilleure ville de ressources pour les travailleurs courageux et intelligents comme est son mari [4]. Pendant que tu travailles à faire avoir ce prix de vertu à cette pauvre martyre, moi je m’occupe à consoler une pauvre femme victime de son imprévoyante bontéb et de sa prodigue générosité envers tout le monde. Je n’ose pas espérer que tu réussiras [5]. L’Académie exige de ses lauréats plus de RÉCLAMES et plus de mise en SCÈNE que notre pauvre protégée n’en peut disposer, elle qui ne se doute même pas de son mérite si vrai et si touchant. Enfin tu l’auras tenté. Si ce n’est pas assez pour soulager sa misère, c’est assez pour la reconnaissance et l’admiration de ceux qui savent ce que tu as voulu faire. Pour moi, je t’en remercie de toute mon âme et je baise toute la poétique et divine petite personne depuis les cheveux jusqu’aux orteils.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16366, f. 85-86
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
a) « je ne leur dit rien ».
b) « imprévoyante et bonté ».