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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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5 août 1841

5 août [1841], jeudi matin, 9 h.

Bonjour mon Toto bien-aimé, bonjour mon cher amour. Comment vas-tu mon chéri ? M’aimes-tu ? Je t’aime moi. Je suis contente que tu aies gagné ton procès, c’était si juste et si légitime qu’il n’y a pas eu besoin de faire un grand effort de justice pour te donner gain de cause. Mais enfin les hommes sont capables de tout et c’est toujours une surprise agréable quand ils font acte de bon sens et de raison [1].
À propos de choses plus sérieuses, comment Madame Dédé a-t-elle pris la nouvelle venue ? Lui a-t-on fait fête ? La facture a-t-elle été goûtée ? Pense-t-on à me donner DES GRAINES, des oiseaux et des coquillages ? Tout cela m’intéresse au suprême degré et je ne serais pas fâchée de savoir au juste sur quoi je dois compter [2].
Vous deviez revenir, mon Toto, et m’apporter de la copie et vous n’avez fait ni l’un ni l’autre. Vous êtes un monstre féroce, pour me venger je vais arracher tous mes cheveux… blancs. Ce ne sera pas une petite besogne et je risque fort de réduire ma perruque à zéro si je veux en ôter tous les cheveux blancs [3]. Enfin je ferai pour le mieux. Si vous m’aviez apporté à copier tout cela n’aurait pas eu lieu. Vous êtes une bête et un scélérat par-dessus le marché. Apportez-moi le reste de mon pauvre Pécopin et de ma belle Bauldour si vous voulez que je vous pardonne [4].
Le temps a l’air moins piteux ce matin qu’hier. Je voudrais bien qu’il pût se maintenir dans cette voie, mais voici déjà des vilains nuagesa gris sur le soleil. Quel affreux été. Si je n’avais pas l’espoir d’avoir deux bons mois d’automne je me pendrais derrière ma porte. Baisez-moi, mon chéri, et envoyez-moi chercher mon passeport tout de suite [5]. Je vous aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16346, f. 115-116
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « nuage ».


5 août [1841], jeudi midi

Je vous écris ma seconde lettre, mon amour, à très peu de distance de la première parce que je veux faire ma perruque ainsi que je vous l’ai déjà dit ce matin, et parce que je trouve qu’il est toujours trop tard pour vous dire que je vous aime de toutes mes forces, de tout mon cœur et de toute mon âme. Et puis si vous m’apportez à copier tantôt je pourrai m’y mettre tout de suite dare-darea. Je suis débarbouillée, j’ai déjeunéb, je n’attends plus que le frotteur pour commencer ma grande opération. J’ai cependant bien mal à la tête déjà mais la coquetterie et le besoin de paraître très jeune me donne le courage d’affronter la douleur. Je ne sais pas à quelle torture je ne me soumettrais pas pour vous plaire. Hélas ! les Anglaises, qui sont des Françaises [6], et les houris de village [7] rendent ma tâche de plus en plus difficile mais c’est égal, je n’en persiste que davantage dans mes efforts surhumains pour RÉPARER DES ANS l’IRRÉPARABLE OUTRAGE [8] et si je succombe à la peine ce ne sera pas ma faute. Je veux que vous m’aimiez jusqu’à la fin de mes jours et plus encore si l’autre vie n’est pas une fiction. En attendant soyez-moi fidèle, pensez à moi et venez bien vite m’apporter votre ravissante bouche à baiser en détail. Apportez-moi aussi à copier, je vous attends.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16346, f. 117-118
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « dar dar ».
b) « déjeuner ».

Notes

[1Hugo, avec le concours de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, a porté plainte avec son avocat Paillard de Villeneuve contre les théâtres qui faisaient représenter Lucrezia Borgia, l’opéra de Donizetti adapté de Lucrèce Borgia, créé à Milan en 1833 et joué à Paris au Théâtre-Italien à la fin du mois d’octobre 1840. Le livret, traduit en français par un certain M. Monnier, portait en effet le même nom que la pièce de Hugo sans qu’on lui ait demandé la moindre autorisation. Hugo va gagner son procès et après l’appel, le jugement définitif sera prononcé le 5 novembre 1841.

[2Le jeudi précédent, Juliette a annoncé qu’elle avait une nouvelle poupée qu’elle allait offrir à Adèle Hugo pour compléter sa collection. C’est ainsi que le mardi soir, elle a commencé à préparer un petit carton rempli de fleurs pour lui offrir la poupée, baptisée Gobéa comme la plante grimpante. Et la veille, elle a passé sa journée à préparer une facture « microscopique », manifestement demandée et inventée par Hugo, faite de petits morceaux de papiers gribouillés assemblés. En échange de cette corvée, Juliette a demandé « des graines, des oiseaux et des coquillages » pour entretenir et agrémenter son petit jardin dans lequel elle cultive des plantes et des fleurs.

[3En juillet 1840, des daguerréotypes ont été pris de Juliette Drouet et de Victor Hugo. En voyant les siens, Juliette est atterrée. Depuis, elle est à l’affût des signes de son vieillissement physique, dont le blanchissement de ses cheveux qu’elle essaie de dissimuler en arrachant ceux qui sont déjà blancs (voir par exemple la lettre du 5 novembre 1841).

[4Hugo est en pleine rédaction de la lettre XXI du Rhin, « Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour ».

[5Depuis 1834, Hugo et Juliette ont pris l’habitude d’effectuer un voyage de quelques semaines ou mois pendant l’été et le printemps. Elle attend toute l’année ce moment qui est le seul où elle peut vivre « de la vraie vie » seule avec le poète ; mais malheureusement, en 1841, Hugo est trop occupé par la rédaction monumentale du Rhin, et leur voyage annuel n’aura pas lieu, au grand désespoir de Juliette.

[6Juliette parle ici d’un extrait de la lettre XX, « De Lorch à Bingen », où Hugo raconte une rencontre imaginaire, lors de sa visite du château de Falkenbourg, avec trois jeunes sœurs qu’il pensait anglaises avant de découvrir son erreur. C’est l’occasion pour lui de les décrire longuement. Le vendredi 30 juillet déjà, alors qu’elle recopiait ce texte, Juliette s’est épanchée auprès du poète de la douleur que lui a causée cette description selon lui du « beau idéal » alors qu’elle-même se considère comme « une affreuse vieille femme noire, informe et grossière ».

[7Il s’agit aussi d’une référence à la même lettre dans laquelle Hugo, expliquant le bonheur inégalé de voyager à pied, imagine des houris dans les paysannes qu’il croise. Le mot houri, nom des beautés célestes qui seront dans le paradis les épouses des musulmans fidèles, a pris au XVIIIe siècle le sens de femme très attrayante.

[8Citation d’Athalie de Jean Racine, Acte II, Scène 5 : « C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit. / Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée, / Comme au jour de sa mort pompeusement parée. / Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté ; / Même elle avait encor cet éclat emprunté / Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage, / Pour réparer des ans l’irréparable outrage ».

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