Jersey, 2 septembre 1854, samedi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon cher petit Toto béni, bonjour, mon bonheur, bonjour, mon âme, bonjour. Nous avons fait une bien charmante et bien douce petite promenade hier au soir ; bien que je n’aie pas un goût bien vif pour les crapauds après dîder, voirea même les gredouilles [1]. À part cette faiblesse indigne de toi, j’ai retrouvé toutes mes ravissantes impressions de tendresses et d’extases d’autrefois. Il me semblait que toutes nos joies passées nous faisaient cortège hier en tenant comme des gerbes tous nos baisers et toutes nos caresses échangées depuis vingt ans. Je te remercie, mon Victor adoré, de m’avoir fait retrouver pendant deux heures toutes les ineffablesb sensations de notre jeune amour. Cette illusion dure encore malgré l’isolement de ma nuit et la réalité morose qui m’entoure tant les souvenirs de mon bonheur passé sont vivants dans mon cœur. Merci, mon bien-aimé, merci de m’avoir donné ta soirée, merci surtout de l’avoir consacrée par les saintes paroles d’amour que tu m’as dites et dans lesquelles je crois comme à mon âme et à Dieu. Cher petit homme, je voudrais être à tantôt pour te dire toutes ces choses en baisers car ma bouche parle mieux que ma plume. J’espère que tu iras prendre ton bain avant déjeuner et que tu viendras me dire un petit bonjour. D’ici là, je fais ce que je peux pour t’attendre avec patience. Je pense que c’est aujourd’hui jour de poste c’est à dire jour de peu de Toto. Heureusement que j’ai de quoi m’occuper agréablement en vous attendant. Je vais copire avec emportement et tâcher de couper l’herbe sous le pied de mon concurrent Toto deuxième du nom. Je n’aime pas à vous partager avec personne pas plus en poésie qu’en prose, en chair et en os qu’en cœur et qu’en âme. Je veux tout et le reste.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16375, f. 281-282
Transcription de Chantal Brière
a) « voir ».
b) « inéffables ».