14 novembre [1842], lundi matin, 11 h.
Bonjour mon cher adoré. Bonjour mon amour, comment vas-tu, mon bien-aimé, et pourquoi n’es-tu pas venu ce matin comme tu me l’avais promis ? J’ai dû te dire que j’attendais les tapissiers parce que cela est et que tu aurais pu en être contrarié, n’en étant pas prévenu, mais je t’ai ajouté que ça n’était pas sûr et que dans tous les cas cela ne nous obligerait qu’à nous lever un peu plus tôt, chose que tu avais déjà acceptée dans l’intérêt de ta perruque. Voici qu’on vient m’apporter la glace de la part de mon père avec un mot de Mme Godefroya pour me dire combien il fallait donner au commissionnaire et pour me demander de tâcher qu’elle obtienne de passer les nuits auprès de mon père. Comme elle doit venir ce soir avec Mme Lanvin je lui demanderai à qui il faut s’adresser pour ça et ce qu’il y a à faire, dans l’espoir que tu voudras bien nous aider s’il y a moyen à obtenir cette immense faveur. Je sens que je t’obsède et il faut que je me regarde comme bien redevable et bien obligée à mon pauvre père pour te forcer à m’aider à m’acquitter une partie envers lui. Enfin, mon pauvre bien-aimé, je compte sur toi encore en cette occasion. Je pense qu’il a fait un temps bien hideux cette nuit et que c’est peut-être ça qui a été la cause que tu n’es pas venu ? Pour comble de TERREUR j’avais oublié de prendre ma veilleuse, ce qui ne m’arrive jamais et je ne m’en suis aperçue qu’après avoir éteint ma lampe, mais je n’ai pas eu le COURAGE de l’aller chercher, de sorte qu’une bonne partie de la nuit s’est passée à écouter le vent et à tâcher de me faire grand peur des voleurs ! J’y ai un peu réussi. Je me moque de moi quand il fait jour mais la nuit, j’ai très peur, voilà le fait. Si vous étiez venu, cela n’aurait pas eu lieu. Voilà, c’est votre faute tout ça. Baisez-moi, monstre d’homme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16350, f. 219-220
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette
a) « Godefrois ».
14 novembre [1842], lundi matin, 11 h.
Je n’ai pas oublié que je vous dois une lettre d’hier, mon cher petit créancier, et je m’empresse de vous la payer parce que je suis pauvre d’esprit mais honnête de cœur. Je ne sais pas ce que tu avais hier, mon bien-aimé, outre ton mal de gorge, mais tu étais fort triste et fort maussade, voilà ce qui est bien trop sûr. En revanche, la Cocotte continue à vouloir me dévorer. Voilà la compensation : rebutée et martyrisée par un homme d’esprit, dévorée et machicotée par une petite bête. On n’est pas plus heureuse que mamzelle Chichi. Ia, ia, monsire, matame, il faut le tire fite [1].
Je n’ose plus te rien demander à présent que te voici dans ton long de feu de lecture et de distribution [2]. Cependant, mon cher bien-aimé, il faudra bien que tu prennes sur toi ou de me laisser aller voir mon père seule ou de m’y mener au moins deux fois par semaine [3]. Il est impossible que cela se passe autrement pour moi et pour toi. Tu ne peux pas exiger de moi que je manque au plus juste et au plus sacré de tous les devoirs : celui de ne pas assister par ma présence jusqu’à son dernier moment, un pauvre vieillard qui a toujours été la bonté même pour moi et qui m’a servi de père quand j’allais être portée à l’hôpital [4] ? Ce serait plus que de la dureté de cœur, ce serait un crime qui nous porterait malheur, j’en ai la conviction. Et puis, mon cher ange, autant je te demande peu à me faire sortir, autant j’ai peu besoin de plaisirs extérieurs, autant j’ai le droit de te demander de me laisser faire ce que ma conscience me dit de faire en cette triste circonstance. Je compte sur toi, mon adoré, et je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16350, f. 221-222
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette
14 novembre [1842], lundi après-midi, 3 h. ½
Ainsi que je l’avais prévu, ces hideux tapissiers m’ont fait manquer ta visite et ils ne sont pas venus ! Je voudrais que le diable les rapatafiole [5] pour leur apprendre à se mêler de mettre des obstacles contre nous, comme s’il n’y en avait déjà pas de trop sans eux.
J’ai payé [6] le mois du coiffeur et la penaillon, il me reste juste dix francs pour les premiers Guérard ou Mignon qui se présenteront, mais je n’ai pas payé ma blanchisseuse. Je viens d’envoyer Suzanne porter les chiffons à Claire avec la poudre à dents. J’attends ce soir Mme Lanvin et la vieille sorcière [7] en question. Tout cela n’est que pour tranquillisera mon père car il est certain qu’excepté ce dont mon père dispose de son vivant, tout le reste restera dans les griffes de cette vieille stryge [8], qui après tout lui prodigue les soins les plus assidus et les plus pénibles. Je suis fâchée que mon père ait voulu me donner quoi que ce soit [9] dans cette position où il est vis à vis cette femme, parce qu’elle s’autorisera de cela plus tard, soit pour me faire garder le silence, soit pour me faire partager les désagréments que lui susciterait la véritable famille. Aussi regardai-je plutôt ces choses comme un dépôt chez moi que comme un don. D’ailleurs, tu seras toujours là pour me conseiller et me guider, mais les choses étant arrangées ainsi, j’aurais préféré que mon pauvre père ne songeâtb pas à moi, si ce n’est pour m’aimer et prier pour moi le bon Dieu.
Je ne te vois pas, mon amour, je suppose que tu es dans les traités jusqu’au cou et que tu n’as pas un moment pour penser à ta pauvre Juju et pour la plaindre. Moi, pendant ce temps, je te désire, je t’attends et je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16350, f. 223-224
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette
a) « tranquiliser ».
b) « songea ».