18 décembre [1842], dimanche soir, 11 h. ¾
19 décembre [1842], lundi matin, 11 h. ¼ [1]
Je t’ai à peine…
Bonjour, mon Toto bien-aimé, bonjour mon amour, bonjour ma vie, ma joie, mon âme, comment vas-tu ? Je t’aime.
Tu as répétition [2] ce matin ? Si cela n’était pas, tu serais bien méchant de n’être pas venu auprès de ta pauvre Juju qui t’aime tant. Mais j’espère, mon cher amour, que puisque tu n’es pas venu, ce n’est pas ta faute. Je suis, ainsi que je te l’ai dit, à ta disposition à pied et à cheval [3]. Vous savez, mon Toto, que je ne vous fais pas grâce d’aucune de mes étrennes. J’y compte à la vie, à la mort. Si elles me manquaient, j’aurais un véritable désespoir et je suis sûre que cela nous porterait malheur pour toute l’année, et Dieu sait que nous n’avons pas besoin de ce surcroît après les deux années qui viennent de s’écouler. Aussi, mon cher adoré, je te prie de me donner tous les sacrements de bonheur ce jour-là si tu veux que nous soyons heureux toute l’année.
J’y compte comme on ne peut pas plus. Baisez-moi ! C’est ce soir qu’aura lieu cette fameuse soirée [4] ! Tâche, mon bien-aimé, d’abréger le plus que tu pourras mon supplicea car je souffrirai toutes les douleurs de la jalousie et de l’envie tout le temps que je ne te verrai pas. Sois-moi bien fidèle, mon Toto, et ne fais pas de galanteries superflues, qui me seront redites sans aucun doute et qui me feront un mal affreux. D’ailleurs, mon Toto, en tout état de chose, je crois que le sérieux et la gravité te serviront mieux auprès de cette femme que les coquetteries et les agaceries réciproques. Enfin, je te recommande ma tranquillité et mon bonheur. Cela ne te sera pas difficile à défendre si tu pensesb à moi, pauvre femme si fidèle et si solitaire au coin de mon feu. N’ayant qu’une occupation : t’aimer. Qu’un souci : te plaire. Qu’un but : vivre et mourir pour toi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16350, f. 297-298
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette
a) « suplice ».
b) « pense ».
19 décembre [1842], lundi matin, 11 h. ¾
Je n’ai pas oublié que je vous dois un rabibochage, mon amour, et je vous le rends. Il est vrai que ma probité n’est pas très héroïque car sous prétexte de vous payer une dette, je me rembourse à moi-même quelques minutes de joie dont je m’étais FRUSTRÉE pour bien dire [5]
Je prévois que ce soir, je vais être très tourmentée et très malheureuse tout le temps que je ne vous verrai pas. Hélas ! Que la vie est absurde dans de certains moments pour tout le monde et pour moi en particulier. Ainsi, depuis deux ans que je souffre et que j’attends une soirée de bonheur que tu n’as pas pu me donner, ce sera Mlle Rachel qui l’aura ce soir. Cette soirée, si elle m’était donnée, aurait été un souvenir de bonheur, une relique d’amour. Ce sera pour cette fille un petit triomphe de vanité et de coquetterie satisfaite, voilà tout. Et c’est cependant à elle que ce temps si précieux, si désiré et si attendu sera donné. Est-ce juste ? Mon Dieu, mon Dieu, si j’avais su ce qui m’arriverait il y a dix ans, je me serais enfuie à l’autre bout du monde ou je me serais tuée… Parlons d’autre chose.
Comment vas-tu ? Comment vont les goistapioux ? Comment mord Cocotte [6] ? À propos de Cocotte, je te ferai remarquer qu’il est bientôt temps qu’on te donne l’exemplaire de tes œuvres complètesa si tu tiens à l’envoyer à ce pauvre Allemand [7] pour lui faire bonne bouche au commencement de l’année. Je n’ai pas encore reçu de réponse de lui ni de sa femme. Il est vrai qu’il n’y en avait pas d’impérieuse à faire puisque ce n’était que l’annonce de la mort de mon pauvre père [8] D’ailleurs, je suis habituée à ce que personne ne me réponde. Je suis habituée à attendre un bonheur qui ne vient jamais. Je voudrais pouvoir m’habituer à ne rien aimer, cela m’irait au mieux, surtout dans ce moment-ci. Taisez-vous, je ne vous écoute pas, je souffre.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16350, f. 299-300
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette
a) « complettes ».
19 décembre [1842], lundi après-midi, 4 h. ¼
Je t’attends toujours, mon bien-aimé, et je t’aime toujours et ce sera toujours ainsi jusqu’à la fin de ma vie probablement. Pauvre ange adoré. Je sais que tu as répétition [9] sans parler de toutes tes autres affaires, je le sais, mon cher amour, aussi je ne t’en veux pas mais ceci une fois mis à part, je suis la plus triste et la plus malheureuse des femmes. Oh ! Je ne veux pas blasphémer, car si tu m’aimes, mon adoré, comme j’en ai l’espoir et comme je le mérite, quel que soit mon isolement, quelles que soienta ma tristesse et mes inquiétudes de jalousie, je suis la plus heureuse des femmes et je ne changerais pas mon sort contre une reine, belle, jeune et adorée. Ainsi, mon Toto, ne m’écoute pas quand je te dis que je suis malheureuse et que je changerais volontiers ma vie. Si tu m’aimes, toutes les tortures imaginables ne pourraient pas me dégoûter et faire que je ne sois pas la plus fière et la plus heureuse des femmes. Tu me seras bien fidèle ce soir, n’est-ce pas, mon amour ? Et tu tâcheras de partager avec moi, en plus de ce temps précieux que tu donneras à des oisifs, des indifférents et des ennuyeuxb. Je l’espère et je te le demande à genoux… Ta répétition doit être terminée à présent, tu vas bientôt venir, n’est-ce pas mon amour ? Je t’ai mis ton eau à chauffer, ton verre est prêt et n’attend plus que toi pour la cérémonie. Si tu étais bien, bien gentil, encore plus que d’habitude, tu viendrais la nuit prochaine me rabibocher de ma triste soirée et nous déjeunerions à mort comme des gouillaffes que nous sommes… très capables d’être dans l’occasion mais je n’ose pas y compter. Je t’aime pourtant de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16350, f. 301-302
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette
a) « quelque soit ».
b) « ennuieux ».