Mardi soir, 8 h. 10 minutes
Je ne suis point Crillon [1], et l’on ne combat point à Arques ce soir, donc je ne me pendrai pas. Mais je ragerai, et je rage déjà beaucoup de sentir qu’on se permet de vous admirer et de vous applaudir sans moi.
Il me semble que je suis plus seule ce soir que les autres jours. Cela tient à ce que je suis éloignéea de ta personne et de ta pensée. Je trouve qu’il est tout à fait injuste de m’imposer deux absences dans la même soirée. Il faudra que je m’entende avec le Jouslin de la Salle pour qu’il m’en donne un tout petit morceau de deux jours l’un.
Sais-tu que je t’ai à peine vu aujourd’hui ? Sais-tu que mon bonheur a été si fugitif que je ne suis pas bien sûre d’en avoir eu un ? Je passe mes journées et mes soirées à t’écrire de grandes lettres que tu n’as seulement pas le temps de lire. J’aimerais bien mieux passer ce temps-là à te dire ce que je t’écris. Ce serait beaucoup mieux dit : d’abord parce que mes yeux écrivent mieux l’histoire de mon cœur que ma plume et que mes baisers n’oublient jamais d’arriver comme accent et comme ponctuation à chaque lettre, à chaque mot, à chaque phrase sur tes lèvres ; le seul endroit commode pour écrire l’amour. Voilà comment je voudrais employer mon temps, mon cœur et mes idées. Ce serait bien plus charmant pour moi et moins fatigant pour tes pauvres beaux yeux, si tu voulais. Mais tu ne veux pas, et je suis forcée de me souhaiter mille baisers, en attendant que tu me les donnesb.
Juliette
Que dites-vous de ma citation, en tête, hein ? Pour quelqu’un qui n’en fait pas son état.
BnF, Mss, NAF 16324, f. 11-12
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « éloigné ».
b) « donne ».