Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1853 > Janvier > 19

Jersey, 19 janvier 1853, mercredi matin, 9 h.

Bonjour, mes chers petits hommes, bonjour, mes chers petits Toto ressemblants, bonjour à celui de tout là-bas, bonjour à ceux d’ici [1]. Bonjour, je vous baise des lèvres et du cœur en attendant qu’il y en ait un de vous trois qui me le rende en nature. Mais si vous tardez trop longtemps, prenez garde que je ne me fâchea comme la trinité de la chanson de Malbrouck [2]a. Jusqu’à présent j’y ai mis de la patience en faveur de l’auguste Boustrapa [3] et de ses non moins augustes chenapans, mais, dès qu’ils seront servis, je veux l’être à mon tour d’une autre manière. Jusque-là, je me délecte en assistant aux préparatifs de la vigoureuse roulée que vous allez leur administrer. J’avoue que cela me console un peu d’être mise de côté. Oh ! Quelle danse ! Quelle mémorable polka d’étrivières ! Quelle raclée de beaux vers ! Quelle admirable volée poétique ! Quelle écrabouillade sublime ! Oh ! Que leur affreuse peau doit déjà leur cuire d’avance. Décidément, il fait meilleur être honnête homme que boustrapatiste [4] et pauvre Juju dans une île sauvage que riche canaille dans la CAPITALE DU MONDE CIVILISÉ. Je commence à me douter que tout n’est pas rose dans le métier de scélérat et que l’oreiller du remordsb rembourré de vos vers ne doit pas procurer de rêves bien agréables. Fichtre ! J’aime encore mieux les lits anglais de la perfide Albion, on y dort mal, mais on y songe sans douleur et sans honte. Telle est mon opinion matinale, permis à vous d’en être. Mais, ordre vous est donné de vous rendre auprès de moi tout de suite sous peine d’un million de baisers d’amende par chaque seconde de retard. Voyez si vous êtes en fondsc et dépêchez-vous de venir pour épargner votre monnaie.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 71-72
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
[Blewer]

a) « Malbrouk ».
b) « remord ».
c) « fond ».


Jersey, 19 janvier 1853, mercredi après-midi, 2 h. ¼

Je commence à croire, mon cher bien-aimé, que j’ai été quelque peu écureuila avant d’être Juju à en juger par le métier que je fais dans ce monde-ci. Mes actions, mes penséesb, mon cœur et mon âme tournent sans cesse dans le même cercle, comme fait ce petit rongeur à queue rouge dans son trans-mill, l’orthographe ne fait rien à la chose car nous sommes dans une île. Cette occupation, pour être monotone, n’en est que plus embêtante et c’est peut-être ce qui en fait le charme. Taisez-vous, monstre d’homme, vous mériteriez que je fasse deux connaissances pour vous apprendre à ne pas faire votre service régulièrement et penser que vous avez aujourd’hui une réunion pendant laquelle je ne pourrai pas vous voir. Je vous demande alors ce qui me reviendra de bonheur de toute cette longue journée ? À moins que vous ne comptiez, comme le sourd de l’auberge pleine [5], ce qui manque à votre écot comme une largesse pour la fille. Vous en êtes fort capable et c’est comme cela que vous appelez probablement joindre les deux bouts. Merci. Jusqu’à présent je trouve que vous les éloignez un peu beaucoup l’un de l’autre ; c’est à ce point que je doute qu’ils puissent jamais se rapprocher. En attendant, mon cher petit homme, je vous aime invariablement et avec la même ardeur que si vous étiez le plus exact, le plus empressé et le plus assidu des hommes. On n’est pas parfait et mon amour est mon vice capital, à moi. Taisez-vous car j’aime mieux un baiser de vous que toute votre éloquence menteuse et je vous adore pour vous montrer le chemin. Suiiiiiiiiiivez-moi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16373, f. 72-73
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain

a) « écureil ».
b) « pensés ».


Jersey, 19 janvier 1853, mercredi soir, 10 h. ¼

Il est bien décidé maintenant, mon cher adoré, que je ne te reverrai pas ce soir ; et j’en suis presque contente parce que cela prouve que tu n’es pas allé seul à ce cours [6] et par conséquent que tu en reviendras accompagné, ce que je préfère au bonheur de te voir à cause du danger qu’il y a pour toi à errer seul et tard dans les chemins déserts. Si je n’avais pas craint de te savoir seul au milieu de la nuit dans cette espèce de coupe-gorge, j’aurais été bien heureuse de te revoir ce soir et de te conduire accompagnée de Suzanne. J’aurais insisté pour que tu détournasses Charles du désir d’aller avec toi mais je ne l’ai pas fait pour ne pas te créer un danger dont la seule pensée m’empêche de dormir quand elle me vient.
Pour me dédommager de mon sacrifice, presque volontaire, j’ai copié ce soir les deux pièces que tu m’as données [7]. Malheureusement pour mon bonheur elles étaient trop courtes. J’ai bien encore MON JOURNAL [8] mais j’avoue qu’après vos splendides gribouillis mes élucubrations me paraissent encore plus piteuses et j’aime mieux aller me coucher que de faire la bête une heure ou deux de plus. Ceci est donc à la seule fin de vous dire : bonsoir, bonsoir, mon petit Toto, bonsoir, mon pauvre grand adoré. Tâche de ne pas rentrer trop tard, de n’avoir pas froid et de ne pas tomber dans quelque infâme guet-apens. Je ne suis vraiment pas tranquille quand je te sais hors de chez toi le soir, à moins que tu ne sois accompagné de toute ta jeune garde ou de moi, qui la vaut toute, sinon par la force, par le cœur. Mais aussi, quelle idée d’aller à ce cours de ce philosophe crépu et merdochien [9] ? On devrait être dispensé de ces choses-là dans une île. À quoi bon être proscrit si on n’a pas le droit de préférer son PROPRE CHEZ SOI à la SALLE de réunion de ce Dieu fêté, mais pas inodore ? Pour ma part, je sais que je me serais adroitement abstenue de mettre mon nez dans cette tinette démocratique et sociale, et que je serais restée chez moi, bien chaudement, les pieds sur les chenets (lisez : le gril) en pensant à ma pauvre Juju et en l’aimant de toutes mes forces. Voilà ce que j’aurais fait si j’avais été vous. Quant à ce que je fais pour mon compte, je vous adore à domicile.

BnF, Mss, NAF 16373, f. 75-76
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette et Gérard Pouchain
[Blewer]

Notes

[1Il s’agit des portraits photographiques de Victor Hugo (cf. notes 1 et 2 de la lettre du 17 janvier 1853).

[2Le poème « Le Sacre » (V « L’autorité est sacrée », I) des Châtiments porte l’indication : sur l’air de Malbrouck.
« L’air de Malbrouck fut révélé à la cour de Louis XVI en 1781 et eut un grand succès. Beaumarchais l’utilisa dans le Mariage de Figaro pour la chanson de Chérubin, d’un ton élégiaque. Ici, Hugo, lui confère la valeur tragique d’une complainte. » Victor Hugo, Les Châtiments, Éd. présentée, établie et annotée par René Journet, « Poésie », Gallimard, 1977, p. 374.

[3Un des sobriquets attribués à Louis-Napoléon Bonaparte, formé des premières syllabes de Boulogne, Strasbourg et Paris, trois lieux où il tenta des coups d’État.

[4Adjectif formé sur le sobriquet Boustrapa.

[5Le Sourd, ou l’Auberge pleine, comédie en trois actes et en prose de Jean-Baptiste Desforges, dont la première eut lieu au Théâtre Montansier, le 30 septembre 1790, et qui connut de nombreuses reprises, notamment en 1853 au Théâtre de l’Opéra Comique.

[6Il s’agit du cours hebdomadaire de philosophie que le proscrit Pierre Leroux donne à partir de la mi-janvier 1853, « cours payant où il exposait sa doctrine de l’humanité ; il la publiera à la fin de l’année sous le titre inapproprié mais supposé attiré le lecteur, de Cours de phrénologie. Il donnait aussi des aperçus de son grand système philosophico-économique, prônant entre autres les vertus du recyclage de l’engrais humain « la théorie du circulus » ; ce sera l’objet de l’adresse Aux états de Jersey – sur le moyen de quintupler, pour ne pas dire plus la production agricole du pays […] À l’image de Juliette certains se moquaient de ces élucubrations curieuses ; pas Victor Hugo : adepte plus littéraire de la même théorie, il la recyclera à son tour dans « l’intestin Léviathan » des Misérables […] » , Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, t. II. Pendant l’exil I. 1851-1864, op. cit., 2008, p. 122.

[7Juliette joue ici son rôle de copiste des manuscrits de Victor Hugo qui est en train de composer le futur recueil des Châtiments.

[8À la demande de Victor Hugo, Juliette commence l’écriture de son Journal de l’exil ou Journal de Jersey le 14 décembre 1852. Régulièrement elle se plaint de ce travail qu’elle trouve fastidieux. Il prend fin le 10 janvier 1853.

[9Juliette n’apprécie pas Pierre Leroux, ni l’homme, ni ses idées. Elle joue sur le nom de Mardochée, le sage qui déjoua un complot contre les Juifs (Esther).

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne