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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 13 octobre 1852, mercredi matin, 11 h. ½

Je ne m’étonne pas, mon cher bien-aimé, de ne pas t’avoir vu ce matin et je ne m’étonnerai pas davantage de ne pas te voir aujourd’hui à cause de la dernière journée que ton fils Victor passe avec toi [1]. Mais, quelles quea soientb ma résignation et ma raison à ce sujet, je n’en suis pas moins toute triste et toute vide comme si mon âme était absente de moi-même. Mais je ne veux pas que la pensée de mon isolement trouble ton bonheur, hélas !, si limité. Je veux au contraire que tu sois tout entier à ce cher fugitif et que tu n’en perdes pas une seconde. Je n’en serai d’ailleurs que plus fondée à te demander plus tard un peu de bonheur pour moi-même. D’ici-là je vais CORRIGER votre exemplaire. Vraiment, si vous ne m’aviez pas pour vous aider dans vos travaux, qu’est-ce que vous deviendriez, mon pauvre aigle de somme [2] ? Heureusement que je suis là pour relever vos fautes d’orthographe et redresser sur pied votre français caduque et académique. Oh ! ce n’est pas par modestie mais je sens bien que ma cinquième roue s’ajuste merveilleusement bien à votre carrosse littéraire [3] et que ma mouche bourdonne très utilement autour de votre coche de lettres. Voime, voime, si ces deux choses, la cinquième roue et la mouche, n’étaient pas inventées, je les aurais supplééesc avec avantage. Cela ne m’empêche pas nonobstant de tenir très agréablement ma place dans la création et la littérature. Mais j’aimerais mieux à choisir ne faire d’embarras que dans votre cœur. Malheureusement je le crois fort encombré et c’est à grand peine si je peux y glisser mon âme à travers les fentes. Cependant c’est à quoi je m’efforce le plus.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 43-44
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « quelque ».
b) « soit ». 
c) « supplée ».


Jersey, 13 octobre 1852, mercredi après-midi, 1 h.

Il y a longtemps qu’il n’a fait un si beau temps dans cette île trop variable. J’espère que vous aurez eu l’esprit, tous tant que vous êtes, d’en profiter sur la terre et sur l’onde ? Quant à moi, si je pouvais me décider à sortir sans vous, je l’aurais fait de préférence aujourd’hui mais je suis incapable de cette vaillantise, et, plutôt que d’aller chercher moi-même votre cher petit cœur, que je grille de posséder, je viens d’y envoyer Suzanne. La seule pensée de sortir sans toi me fait monter le sang à la tête et me serre le cœur. Ce n’est pas par exigencea, tu le sais bien, n’est-ce pas ? C’est une douce habitude, qui s’est faite nature en moi, de ne sortir, de ne respirer qu’avec toi, si bien que je ne peux pas m’en défaire. Du reste, je suis assez mal à mon aise depuis quelques jours pour désirer rester chez moi. Cette nuit j’ai eu des crampes là où il m’aurait semblé impossible d’en avoir si je n’en avais pas fait la douloureuse expérience cette nuit. Ajoutes-y des douleurs d’entrailles qui me tourmentent depuis plusieurs jours et tu verras que, autant par prudence que par antipathie, je fais bien de rester chez moi et de t’y attendre avec patience et courage. J’ai eu il y a une heure le spectacle d’un convoi jersiais avec corbillard panaché et voiture de deuil à la suite. Le cocher et les porteurs avaient des aunes de crêpe à leurs chapeaux avec des nœuds gigantesques. Il paraît que tout ce luxe mortuaire s’adressait à un veuf célibataire, mon voisin, mort à la suite d’une attaque d’apoplexie. Mais à quoi bon ces détails funéraires en présence de ce beau soleil dans le ciel et de mon rayonnant amour dans le cœur ? J’aime bien mieux te baiser depuis la tête jusqu’aux pieds.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16372, f. 45-46
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « exigeance ».

Notes

[1Le 14 octobre 1852 François-Victor quitte Jersey pour regagner Paris.

[2Métaphore originale formée sur « bête de somme ».

[3« Ma cinquième roue s’ajuste merveilleusement bien à votre carrosse littéraire », citation de la fable de La Fontaine, Le coche et la mouche.

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