22 août 1852

Jersey, 22 août 1852, dimanche matin, 7 h.

Bonjour, mon grand bien-aimé, bonjour, mon illustre adoré, bonjour, mon heureux petit homme, bonjour. Je devrais m’arrêter à ces trois bonjours qui sont toute mon admiration, tout mon cœur et toute mon âme. Le reste c’est le flot qui se brise, ici et là avec une régularité monotone. Ma vie n’est pas assez variée et accidentée pour fournir quatre pages tout d’une haleine ? Autrefois, mon amour multiplié par le tien, aurait rempli le ciel et la terre de ses joies et de son bonheur. Maintenant tout mon horizon se compose de ce seul mot : je t’aime. Au dedans, au dehors de moi, je ne vois que lui, je n’entends que lui, pauvre doux mot, échoué tristement au bord de ta vie si agitée et si glorieuse. Il n’y a pas de jour, pas d’heure, pas de minute où je ne songe sérieusement à te délivrer de ce vieux amour inutile qui dépare et qui gêne ta vie sans profit pour la mienne. Le scrupule qui me retient est bien difficile à expliquer car il se compose de toutes sortes de délicatesses mêlées et fondues dans mon amour même. Pour en finir avec cette position dans laquelle ta générosité et ta pitié s’efforcent de me retenir je crois qu’il serait plus sage et plus honnête à moi de m’en aller sans t’en prévenir. Le premier moment d’étonnement passé tu m’en remercierais et le soulagement que ton cœur éprouverait^a suffirait je l’espère à redoubler mon courage dans l’accomplissement entier de ce douloureux et impérieux devoir. J’y ai songé toute la nuit car j’ai très peu et très mal dormi et je t’assure que s’il avait été matériellement possible de partir ce matin je l’aurais fait avec la certitude d’avoir rempli mon devoir envers toi dans tout ce qu’il a de plus profondément délicat.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 229-230
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
[Souchon]

a) « éprouverais ».

Jersey, 22 août 1852, dimanche après-midi, 2 h.

Cher bien-aimé, mon cœur s’obstine avec une stupide opiniâtreté à t’attendre et à t’espérer en dépit de l’expérience qui devrait lui avoir appris depuis si longtemps à ne pas compter sur toi. Aujourd’hui encore j’ai voulu lutter de raison avec lui et l’obliger à me laisser sortir. Il n’y a pas eu moyen de l’y faire consentir de sorte que je suis restée enfermée chez moi comme une bête fauve. Il est probable que j’y resterai indéfiniment car je ne le sens pas d’humeur folâtre, mon pauvre cœur, aussi je ne me risquerai pas à le violenter. C’est bien le moins que je tâche de vivre en paix avec lui puisque j’y suis condamnée jusqu’à la fin de mes jours. Mais toi que fais-tu de tes yeux, de ta pensée, de ton cœur et de ton âme dans ce moment-ci ? Sur quoi, sur qui ou sur qu’elle s’arrêtent-ils ? Que regrettes-tu ? Qui désires-tu ? Permis à toi de ne pas répondre. En somme tu ne me dois aucun compte et tu as parfaitement le droit de tourner le dos à mon indiscrétion. Cela ne m’empêche pas de continuer et de m’occuper de savoir si vous avez réussi à arrêter cette inondation d’un nouveau genre qui menaçait de tout envahir chez vous hier ? Je pensais que c’était peut-être un effet de MER sans aucun malséant calembour^a. Vous en êtes si près qu’il y a peut-être eu rivalité entre ces deux éléments séparés entre eux par une simple syllabe et par le mur de votre terrasse. Quoi qu’il en soit il est urgent de faire rentrer dans l’ordre au plus vite cette cascade débordée, surtout si elle sert de prétexte à vous retenir sur les lieux pendant que je vous attends ici et que je vous aime dans le vide.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 231-232
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « calembourg ».