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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 12 août 1852, jeudi matin, 11 h.

Je ne veux pas quitter cette chambre sans lui dire adieu de reconnaissance et d’amour pour le bonheur que j’y ai eu grâce à toi mon Victor trop aimé. Dans une [1] couple d’heures je serai installée dans mon nouveau logis [2] et mon premier soin sera de te le consacrer par la pensée en attendant que tu le sanctifiesa par le bonheur. Je ne reprends pas les paroles courageuses et résignées que je t’ai dites à Bruxelles, mon doux adoré, parce que je n’ai jamais eu plus de courage et de résignation c’est à dire plus d’amour que je n’en n’ai aujourd’hui dans le moment où je t’écris. Mais pour que ce courage et cette résignation ne m’abandonnent pas, il faut que je me sente aimée et nécessaire à ta vie, sinon autant que tu l’es à la mienne, au moins dans une proportion qui satisfasse mon pauvre cœur si passionné et si jaloux. La solitude et l’isolement pour moi me viendront du vide de ton cœur et non de l’absence d’êtres plus ou moins cordiaux, plus ou moins affectueux. Aussi, mon adoré bien-aimé, ce n’est pas la peur d’être seule à Sainte-Luce ou ailleurs qui me tourmente, c’est la crainte de n’être plus aimée comme j’ai besoin d’être aimée en dehors de toute fausse reconnaissance, de toute généreuse pitié et de toute humiliante habitude. L’éloignement et la mort m’ont toujours paru préférables à la position d’une femme délaissée et tolérée par une sorte de respect humain et de devoir exagéré. Le jour où j’acquerrai la triste certitude que ma vie n’est plus nécessaire à la tienne, que mon âme ne fait plus partie de ton âme, que ta bouche n’a plus besoin de mon souffle et que mon amour n’est plus ta joie et ton bonheur, ce jour là rien ne pourra me retenir auprès de toi et je m’enfuirai si vite et si loin que tu n’auras même pas le temps ni la peine de me retenir tant j’aurai hâte de te délivrer de ce vieil amour rouillé et de te rendre la liberté de ton corps et de ton cœur. Dieu seul et toi savez si ce jour est prochain et s’il arrivera jamais. En attendant je prie, j’attends, j’espère et j’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 207-208
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « sanctifie ».


Jersey, 12 août 1852, jeudi après-midi, 3 h.

Me voici arrivée depuis une heure déjà, mon pauvre bien-aimé, dans le plus incroyable logis qui soit en tanta que propreté et qu’habitante. Malgré toutes les promesses qu’on m’avait faites de tenir l’appartement prêt, je n’ai rien trouvé de rangé et de propre. Tout est dans un état de saleté et de désordre qui fait horreur à voir et malgré mes pressantes réclamations, je ne peux rien obtenir de ces singulières gens. Aussi, si je n’avais pas l’espoir de te voir bientôt, je crois que je me laisserais aller à un véritable chagrin tant toutes ces choses influent sur ma santé et sur mon humeur. Il est probable qu’à force de patience et de récurage je parviendrai à me faire une niche moins dégoûtante que celle qu’on vient de me livrer, mais ce sera long et difficile. Du rez-de-chaussée où je suis, on ne voit pas la mer. Il est probable qu’il me faudra attendre au moins trois semaines pour avoir le logis du premier [3]. D’ici-là il faudra prendre mon parti de tous les ennuis et de tous les dégoûts d’une perspective de plancher et de la propreté anglaise. Deux choses peu régalantes à tous les instants de la vie mais presque douloureuses quand on se trouve comme moi sans protection et sans appui sur une terre étrangère. Je n’ai pas voulu prolonger mon séjour une minute de plus à l’hôtel [4] par économie mais j’ai grand peur que la nourriture ne soit plus chère que nous ne pensions, si j’en juge d’après les quelques petites premières provisions que je viens de faire faire. Bruxelles sur ce rapport offrait plus de ressources que Jersey. Ce n’est pas que je regrette les oignonsb d’Égypte encore moins ceux de Belgique, mais je suis si effrayée par la responsabilité qui pèse sur moi, que tout me paraît menaçant et triste et que je ne sais à quel saint me vouer, ton patronage me manquant ici. S’il faut qu’il s’y ajoute la privation de ne pas te voir, je ne sais pas ce que je deviendrai. Mais en attendant je t’aime avec tout ce que j’ai de meilleur dans le cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 209-210
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « temps ».
b) « oignons » est souligné deux fois.

Notes

[1« Une couple de » était en usage au XIXe siècle et signifiait « quelques ».

[2Nelson Hall « Au bout de quelques jours, Juliette et sa fidèle servante quittent l’Hôtel du Commerce – trop cher – pour un petit appartement, au premier étage d’une maison (Nelson Hall) située près du Havre-des-Pas. Le loyer est de 8 shillings par semaine […]. » (Gérard Pouchain et Robert Sabourin, Juliette Drouet ou « la dépaysée », Éd. Fayard, 1992, p. 272.)

[3Lorsque Juliette habitera le premier étage elle précisera : « la vue embrasse depuis la batterie du fort Régent à droite jusqu’aux rochers de Saint-Clément à gauche ». Gérard Pouchain et Robert Sabourin, Juliette Drouet ou « la dépaysée », Éd. Fayard, 1992, p. 272.

[4L’Hôtel du Commerce.

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