Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1852 > Juillet > 16

Bruxelles, 16 juillet 1852, vendredi matin, 6 h. ½

Bonjour, mon petit homme, bonjour mon grand bien-aimé, bonjour en rêve pendant que tu dors, bonjour quand tu te réveilleras, bonjour et bonjour toujours. Tu vois par l’heure de mon gribouillis que je ne moisis pas dans mon lit. Il fait si chaud dans ce logis qu’il m’est impossible d’y dormir plus de deux ou trois heures par nuit. Je ne m’en plains pas car cela me donne le temps de faire quelques petits travaux d’aiguille sous la direction de Mme W. [1] avant son départ et le mien.
Car quoi qu’en disenta les politiques compétents et quel que soit le désir des pauvres réfugiés de te conserver auprès d’eux, il me paraît bien difficile que tu puisses rester à Bruxelles après la publication de ton livre [2]. Aussi je me prépare tout doucement à plier bagage et je profite du peu de temps qui me reste pour mettre mes affaires en ordre. C’est pour cela, mon cher petit homme, que je t’avais prié de me donner 10 F. hier pour t’épargner de me donner 20 F. pour le même objet d’ici à six mois. Tu ne l’as pas pu, je le regrette pour toi et pour moi, mais à l’impossible nul n’est tenu et tu sais si c’est vraiment impossible. Maintenant, mon petit homme, que je vous ai dit mes petits préparatifs de départ, si départ il y a, je vous demanderai si vous ne comptez pas me consacrer un jour avant notre adieu définitif à la Belgique ? Je ne veux pas vous tourmenter, mais convenez que je serai fondée à me plaindre du sort et de vous si je n’obtiens pas un seul jour de bonheur pour sept mois de patience, de courage et de résignation. Maintenant vous êtes libre de me refuser car je ne vous en parlerai plus. Il serait trop triste d’avoir le regret du bonheur et l’humiliationb de l’importunité. Bonjour, mon bon petit homme, bonjour, mon cher bien-aimé, dormez et tâchez de rêver que vous m’aimez.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 169-170
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « dise ».
b) « umiliation ».


Bruxelles, 16 juillet 1852, vendredi matin, 10 h.

Que fais-tu mon doux adoré, à quoi penses-tu et qui aimes-tu ? Moi je t’aime, cela me tient lieu d’occupation et de pensée. Je voudrais te voir, voilà le plus cher de mes désirs et je t’attends pour n’en pas perdre l’habitude.
Quelle chaleur, mon pauvre homme, mais à qui est-ce que je me plains de cette température de four à chaux ? À un homme lézard qui absorberait à lui tout seul tous les rayons du soleil sans en être ému [3]. Merci, mais quant à moi, j’avoue que l’état d’oie rôtie n’a rien qui me charme et j’aimerais mieux à choisir celui de poisson rouge dans un bassin d’eau fraîche. TELLE EST MA TEMPÉRATURE. Il paraît du reste que les alouettes profitent de la circonstance pour justifier le proverbe et qu’elles viennent d’elles-mêmes se mettre dans la fourchette du consommateur. Ouvrez le bec, Toto, et gobez ce comestible caniculaire, vous en êtes digne à tous les degrés centigrades, Réaumur, et autres chevaliers [4]. En attendant j’ai dû payer hier pour vous et pour moi payer huit jours de nourriture d’avance. Je n’ai payé que huit jours ne sachant pas si nous resterons au-delà. En attendant que la chose se décide j’ai dû m’exécuter et délier les cordons de la bourse. C’est égal, vous êtes bien féroce et bien mauvais économiste de m’avoir refusé dix misérables francs qui vous en coûteront vingt d’ici à quelque temps. Vous n’êtes pas tendre pour moi, mon petit Toto, mais je vous pardonne si vous justifiez de tout point votre DURETÉ. Baisez-moi, monstre d’homme et taisez-vous. Je vous aime et vous en abusez sans en user ce qui est le comble de l’infamie. Prenez garde de passer à l’état de TOTO LE PETIT [5] dans mes prochains mémoires.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 171-172
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Mme Wilmen.

[2Napoléon-le-Petit paraîtra le 7 août 1852.

[3D’après Françoise Heilbrun « À Bruxelles Victor Hugo semble avoir profité des premiers beaux jours pour faire tirer son portrait au daguerréotype ». (En collaboration avec le soleil, Victor Hugo photographies de l’exil, Paris-Musées, 1998, p. 43). Le lézard absorbant tous les rayons du soleil ferait référence non seulement aux conditions météorologiques mais aussi au procédé photographique.

[4Chevalier : célèbre opticien daguerréotypiste du Palais-Royal à Paris à qui les Hugo allaient commander plus tard appareils et produits photographiques.

[5Toto le Petit parodie Napoléon-le-Petit, pamphlet mettant en accusation le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, rédigé par Victor Hugo en un mois entre le 14 juin et le 12 juillet 1852.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne