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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 avril 1852

Bruxelles, 10 avril 1852, samedi matin, 8 h. ½

Bonjour, mon cher petit homme, bonjour, je te connais, je te connais, n’est-ce pas que je suis d’une bonne pâte ? Cependant je commence à me lasser de toute cette pâtisserie et je ne serais pas fâchée que mon Cagliostro me mit à une autre sauce un peu moins macaronique que celle-ci. J’espère qu’il viendra aujourd’hui mais en attendant je prends sur moi de m’oindre de cold cream parce que mon pauvre menton et mes joues sont tellement gercés qu’ils se fendent jusqu’au sang. Quels charmants détails et comme cela vous monte l’imagination ! [1] J’ai pourtant des sujets épistolaires plus doux et plus ragoûtants. À choisir je ne sais pas pourquoi je prends ces hideux-là. Je t’en demande pardon mon doux adoré. Mais toi comment vas-tu mon bon petit homme ? Est-ce que ce mauvais dîner ne t’a pas gêné cette nuit ? Je craignais que ces gâteaux mêlés à toute cette poissonnaille ne t’aient un peu tourné sur le cœur. Il est vrai que tu as un si bon estomac qu’il est très possible que tout cela ait passé comme une lettre à la poste, ce dont je te félicite d’avance de tout mon cœur. Est-ce que je ne te verrai pas dans la journée ? Est-ce qu’il ne te serait pas possible de travailler ici ? Il me semble que si. Et pourtant tu ne le fais pas. C’est à grand peine si tu viens cinq minutes en retard de ton dîner. Je ne t’en fais pas un reproche, mon cher petit homme, je te le fais remarquer comme la chose qui intéresse le plus mon bonheur et je te supplie de me donner consciencieusement tout le temps dont tu peux disposer.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 293-294
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 10 avril 1852, samedi après- midi, 2 h.

Quand te verrai-je mon bien-aimé ? Tu ne le sais peut-être pas toi-même. Mais ce que tu sais aussi bien que moi c’est combien je te désire et combien je serai heureuse quand je te verrai. Aussi je suis sûre que tu viendras que tu le pourras. Tout est de modéré mon impatience jusque-là. C’est à quoi je travaille mon bon petit homme. J’ai reçu une lettre de [Falempin ?] très cordiale mais un peu aigrelette pour ces pauvres Montferrier, auquel toute reconnaissance personnelle à part, je n’aurais pas le courage de reprocher leur imprévoyance et leur versatilité. Ils sont si bons et si naturellement bienveillants pour tout le monde qu’il est impossible de ne pas les aimer et de ne pas les plaindre quand le malheur les frappe. Il m’annonce l’expulsion du grand Lacombe de l’Assemblée nationale et la prochaine liquidation de ce torche-nez fusionniste. Deux malheurs médiocres et dont j’ai l’âme assez peu navrée. Du reste il paraît qu’il partage la tristesse générale qui pèse sur Paris dans ce moment-ci. J’aurais désiré qu’il me parlât de la pauvre Dillon que je lui avais recommandée très chaleureusement. Il paraît qu’il l’a oubliée. Raison de plus, mon grand adoré pour tendre ta main toujours secourable à cette courageuse fille qui a encore plus de cœur et d’intelligence que de talent quoiqu’elle ait tout ce que le travail et le goût peuvent donner. Je te supplie de lui écrire un petit mot pour Théophile Gautier et pour Desnoyer ? Tu feras deux heureuses d’un coup, elle et moi, et deux cœurs bien reconnaissants, car je suis sûre qu’elle t’aime autant qu’elle t’admire. Quant à moi tu sais que je saisis tous les prétextes qui me donnent le droit de t’adorer davantage. Celui-ci en est un trop noble et trop doux pour que je le laisse échapper. Aussi, mon Victor adoré, tu vois que je m’en sers avec toute confiance. Il n’en n’est pas de même de mon admiration pour ta digne et sainte femme tant je crains d’outrepasser la respectueuse réserve que je me suis imposée vis-à-vis d’elle et pourtant personne n’admire et ne comprend mieux tout ce qu’il y a de grand, de simple, de fort, de fier et d’héroïque dans sa noble conduite que moi. C’est un besoin irrésistible qui me pousse à te le dire aujourd’hui mon Victor aimé. Je n’ai que mon cœur et mon dévouement mais ils sont bien à toi et à elles toutes deux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 295-296
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1« Comme cela vous monte l’imagination ! » : citation de Ruy Blas (Casilda à la Reine qui vient de recevoir un billet du roi insignifiant).

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