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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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5 avril 1839

5 avril [1839], vendredi après-midi, 2 h.

Vous êtes presqu’aussi sauvage et beaucoup plus bête que votre oiseau : vous ne savez que me dire des vilaines choses pour m’attrister. Je vous pardonne parce que je vous aime, mais vous ne devez pas jouer avec des choses amères et tristes que je ne mérite dans aucun cas. Vous savez bien que je souffre, mon Toto, vous savez aussi que j’ai à peine le temps de respirer et vous devriez avoir pitié de moi. Je m’aperçoisa que j’ai pris une demi feuille de papier au lieu d’une feuille, mais je saurai supporter ce nouveau malheur avec toute la fermeté et tout le courage qui me caractérise. Je voudrais que votre oiseau fût aussi résigné que moi, malheureusement il n’en est pas ainsi et tous ses efforts tendent à se débarrasser de sa chaîne. Je voudrais pour je ne sais combien qu’il eût sa cage car je souffre pour lui du mal qu’il se fait. Je profite d’un rayon de soleil qui se montreb à l’horizonc pour le mettre à la fenêtre. Pourvu qu’il n’aille pas me crever entre les mains. Vous m’en voudriez de l’avoir pris et pourtant ce ne serait pas ma faute. Allons, voilà qu’il recommence encore ses caravanes. Décidément, je vais le refourrerd dans son sabot, il deviendra ce qu’il pourra. Je finis par y renoncer… Avec ça que Mme Krafft ne me donne aucun signe de vie sur les appointements du théâtre, je suis sans argent, sans vin et sans charbon. QUEL BONHEUR ! Et dire que tout ça arrive le jour où j’ai besoin de faire FIGURE !......e
Papa est bien i. Je suis bien heureuse de l’avoir vu ce matin. Je désire qu’il n’attende pas à un mois pour me faire une visite d’amoureux. C’est cependant bien bon de s’aimer et de déjeunerf ensemble même quand on a à peine le temps d’avaler, n’est-ce pas, mon Toto ? Je vous attends donc très tôt et je vous aime en attendant de toute mon âme et de toutes mes forces comme une bonne Juju

BnF, Mss, NAF 16338, f. 15-16
Transcription de Madeleine Liszewski assistée de Florence Naugrette

a) « apperçois ».
b) « monter ».
c) « horison ».
d) « refourer ».
e) Les 6 points courent jusqu’à la fin de la ligne.
f) Le mot est souligné deux fois.


5a avril [1839], vendredi soir, 7 h.

Le mauvais temps et tes affaires t’auront empêché de revenir un petit moment depuis tantôt, n’est-ce pas, mon bien-aimé, et mon bien désiré petit homme ? Je me dis cela pour me faire prendre patience et je t’aime plus que jamais. Je voudrais baiser ceux des pavés sur lesquels tu as marché hier en pensant à moi, mon adoré. Tu ne sais pas combien je t’aime, je ne le sais pas moi-même car je t’aime de tous les amours à la fois et sans bornesb. Je t’aime, je t’aime, je t’aime. Je voudrais bien que nous puissions faire un petit voyage. En y pensant bien, ce ne serait pas un grand surcroît de dépense pour nous. Nous pourrions très bien, si tu le voulais un peu, aller voir le jardin de la margrave Sybille [1] que tu as eu la cruauté de ne pas me montrer le jour où tu l’as vu. Cela ne t’empêcherait pas non plus de travailler, au contraire, car tu serais loin du bruit et des importuns qui affluent chez toi plus que partoutc ailleurs. De mon côté, j’emporterais de l’ouvrage et nous serions très heureux. Mon Toto, mon Toto, pourquoi ne nous donnerions-nous pas ce bonheur après la triste année que nous venons de subir ? Si tu m’aimais, seulement la moitié de ce que je t’aime, tout te serait possible pour arriver à ces deux mois d’amour et d’extase dans quelque coin isolé au milieu des fleurs, des arbres, des oiseaux, avec le soleil sur la tête et dans le cœur. Moi, j’achèterais ces deux mois de joie et de paradis pour autant de jours de ma vie qu’il y a de minutes dans deux mois. Mon Dieu, pourquoi cela ne dépend-t-il pas de moi ? Nous serions déjà partis ! Voilà deux ans et demid passés que nous ne nous sommes trouvés ensemble librese et heureux loin de Paris. Quand j’y pense, je ne sais pas comment j’ai pu vivre tout ce temps-là mais je sens très sérieusement, mon adoré, que je suis au bout de mon courage et de mes forces. Je ne compte pas comme un vrai bonheur notre séjour au Havre car je te verrai moins souvent et avec moins de liberté encore qu’à Paris. Le bonheur comme je le désire : c’est d’être avec toi sans te quitter des yeux d’une seconde, de marcher quand tu marches, de baiser tes cheveux, tes yeux, ta bouche quand tu t’arrêtes, de respirer le même air que toi, de vivre sous ton regard, et de ton âme, voilà ce que j’appelle le bonheur. Le reste n’est qu’un affreux compromis dans lequel on ne peut ni vivre ni mourir. Mon Victor adoré, si tu avais mon cœur, c’est-à-dire mon amour, tu n’hésiterais pas un seul instant à te sauver avec moi bien loin de Paris, n’importe où pourvu que nous soyons ensemble et tout à nous. Si tu savais ce qu’il m’a fallu souffrir pour arriver à ces deux ans et demid [de stérilité  ?] et ce que je souffre tous les jours, tu aurais pitié de moi et tu m’emmènerais tout de suite sans regarder derrière toi.
Je baise tes pieds, mon Victor bien-aimé. Je voudrais mourir pour toi, je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16338, f. 17-18
Transcription de Madeleine Liszewski assistée de Florence Naugrette

a) « 6 ».
b) « borne ».
c) « par tout ».
d) « demie ».
e) « libre ».

Notes

[1Sybille Augusta, veuve du margrave Louis-Guillaume de Bade-Bade, fit construire le château de la Favorite entre 1710 et 1712 : la visite du palais et de son jardin sera effective pour Victor Hugo et Juliette Drouet en octobre 1840 (ils partent en voyage le 31 août).

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