14 novembre [1841], dimanche matin, 10 h. ½
Je viens d’écrire, mon Toto bien-aimé, à Madame Devilliers pour lui envoyer l’argent, à Mlle Hureau pour savoir enfin directement des nouvelles de ma fille et à ma fille pour lui faire mes recommandations [1]. J’ai déjà fait payer la bague [2] et acheté l’huile à brûler. Tu vois que je ne suis pas en retard pour dépenser l’argent. Je ne suis pas non plus en retard pour t’aimer car que je dorme ou que je veille, je sens toujours mon amour qui vit et qui te désire.
Pourquoi n’es-tu pas venu ce matin, mon adoré ? Je n’ai presque pas dormi de la nuit. Mon rhume y est pour beaucoup. Aussi ce matin j’ai un affreux mal de tête et je n’y vois pas clair. Je vais cependant copier le temps que Suzanne ira à Passy pour le bois, j’attendrai un jour où tu ne viendras pas pour y aller. Du reste, je ne suis pas très pressée puisque j’ai encore pour deux ou trois jours de bois. Ah ! Dieu, quel affreux rhume ! J’éternue tant que je ne sais plus où j’en suis, la tête me sonne comme une cloche et la gorge me brûle. Décidément, je suis très mal hypothéquée ce matin et j’aimerais mieux avoir ma boîte à volets [3] que mes deux tire-jus [4]. J’aimerais mieux une bonne culotte aux Marronniersa [5] ou au Rocher de Cancale [6] que les deux paires de bas dont je vais orner mes guibolles tout à l’heure. Bref, j’aimerais mieux la joie que l’ennui, le bonheur que rien du tout. Je ne suis si chose, comme vous voyez, et j’arrangerais assez bien mon existence si vous vouliez vous en rapporter à moi. Baisez-moi, plaignez-moi et aimez-moi car j’ai bien besoin de ces trois choses.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16347, f. 117-118
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « Maronniers ».
14 novembre [1841], dimanche après-midi, 2 h.
Je viens de finir de copier les dernières pages qui restaient d’hier, mon adoré. Je suis encore plus éblouie et plus transportéea que jamais, je suis comme une femme qui viendrait de boire un verre de vin de Madère ou de Lacryma Christi [7]. Tout tourne dans ma pauvre intelligence et il me semble que je ne touche plus la terre. Voilà l’effet que me font vos admirables pensées. Donnez-moi bien vite d’autre copie. Vous voyez que je ne vous fais pas attendre, ainsi dépêchez-vous de votre côté [8].
Suzanne n’est pas encore revenue de chez Mme Devilliers. Moi, je ne suis pas encore levée et j’éternue plus que jamais, voilà l’état politique et sanitaire de ma maison. J’ai reçu une lettre de la femme de mon père mais, comme je t’avais prévenu que j’avais écrit il y a trois jours [9] et que je connais son écriture et son [PITOYAGE ?], je l’ai ouverte dans l’impatience de savoir des nouvelles de ce pauvre vieux soldat malade. Si tu grognes, tu seras parfaitement injuste et méchant, bête et butorb. Du reste, ce pauvre bonhomme est toujours à l’infirmerie et dans le même état, et la femme qui écrit n’espère pas qu’on puisse l’en tirer de tout l’hiver. Voilà, mon bien-aimé, les nouvelles de ce pauvre vieux père si doux et si bon. Quand tu n’auras plus de travail pressé et que tu auras un moment de loisir, tu m’y mèneras, n’est-ce pas, mon adoré [10] ? En attendant, je t’aime de toute mon âme et je baise tes chers petits pieds blancs et roses.
Je vais me dépêcher de faire ta tisanec et toutes mes petites affaires quotidiennes qui sont un peu en retard. Et puis tu vas venir, et puis je te baiserai, et puis je serai heureuse de tout mon cœur et de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16347, f. 119-120
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « transporté ».
b) « butord ».
c) « tisanne ».