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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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5 novembre [1844], mardi matin, 10 h.

Qu’est-ce qui est un menteur, un B…….., un floueur, un arracheur de dents ? C’est Toto, Toto, Toto, Toto. Bonjour, mon petit Toto chéri, bonjour mon cher amour, bonjour. Je vous fais mon compliment, vous m’avez bien tenu votre parole : « Je vais revenir te retrouver tout à l’heure. » Voime, voime ce tout à l’heure là n’est pas près de venir, il s’en faut diantrement si j’en juge d’après vos habitudes. Vous êtes cause que j’ai toujours mal à la tête, c’est très méchant et très absurde de votre part. Taisez-vous. Tâchez au moins de venir dans la journée si vous ne voulez pas que je fasse une lippe grosse comme d’ici là-bas. Je ne peux pas me passer de vous toujours, moi, c’est impossible, aussi je me révolte. Gare à vous. Cher bijou bien aimé, si tu sors aujourd’hui malgré le mauvais temps, comme c’est probable, viens me voir un peu, tu me rendras heureuse pour le reste de la journée. Tu n’as pas mal à la tête, toi mon cher petit homme. C’est bien heureux et je voudrais bien être comme toi. Ce matin j’en ai un qui me rend stupide. Je ne sais que devenir. Je me frotterai tout à l’heure avec mon eau de fourmis. Ce sera la troisième fois que je m’en serai servie. Tu vois que je n’en abuse pas.
Je sens que je te dis des choses insignifiantes qui ne valent pas la peine d’être dites tandis que j’ai en moi des trésors d’amour et de tendresse qui ne peuvent pas sortir grâce à ce hideux mal de tête qui leur ferme la porte. Cher bien-aimé, tu me devines à travers toute mon épaisse stupidité, n’est-ce pas ? Tu sais bien que je t’aime à faire envie au bon Dieu, n’est-ce pas que tu le sais ? Aussi je ne m’inquiète pas de l’effet affadissant de mes gribouillis. Je sais bien que pour toi toutes mes bêtises rayonnent de mon amour et que tu retrouves dans chaque patte de mouche un baiser, une caresse, une adoration de ta pauvre Juju. Je finis cette longue, mais tendre divagation, par ma prière habituelle : Mon Toto, tâche de venir bien vite.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16357, f. 17-18
Transcription d’Yves Debroise assisté de Florence Naugrette


5 novembre [1844], mardi soir, 8 h. ¼

Tu es bien occupé, mon Toto, puisque tu n’es pas venu ce soir me baiser une pauvre petite fois. Je ne veux pas supposer que c’est l’histoire de ton parapluie qui t’a empêché de venir. D’ailleurs, mon pauvre ange, il faut savoir excuser en moi les accès de jalousie que je t’ai si souvent pardonnésa autrefois quand tu m’aimais assez pour être jaloux de moi. L’ombrelle de femme n’est pas plus absurde que la cravateb à carreaux qui passe au bout de ma rue. Tu as sur moi l’avantage de pouvoir t’assurer de ma fidélité à toute heure tandis que moi j’en suis réduite à l’aveugle confiance, ce qui n’est rien moins que rassurant. Je ne veux pas insister davantage pour te démontrer une chose que tu as comprise sans moi et pour laquelle, je le reconnais, tu as montré de l’indulgence et de la bonté avant que je t’en priasse.
J’espère que tu viendras tout à l’heure pour aller faire cette emplette de parapluie et je m’en réjouis d’avance. Mais, aussi, si tu ne viens pas je serai bien désappointée et bien triste. Tâche de venir, mon amour.
Joséphine est allée chez M. Orfila. On lui a dit de revenir jeudi dans la matinée. J’ai là une lettre de Mme Luthereau et puis enfin j’ai vu une nouvelle vieille penaillon qui demeure dans ma rue au no 4 qu’une locataire de la maison, qui travaille pour l’église, m’avait fait recommander par Suzanne. Je ne lui ai rien achetéc, comme tu penses, je lui ai seulement dit que lorsqu’elle aurait de la toile elle me la fasse voir. Tout ce paragraphe ressemble par sa construction à cet autre : J’ai appris de la fruitière que ce matin la bouchère avait battu la boulangère pour avoir le pâtissier [1]. Mais que veux-tu, ce n’est pas ma faute, chacun donne qu’est-ce qu’il a. Richi donne son esprit et moi mon beau style, l’un vaut l’autre. Tout cela ne serait rien si tu m’aimais et si tu venais. Mais, mais, oh ! Je ne veux pas en dire davantage parce que je n’ai pas besoin de me faire prendre en horreur par toi. Je t’aime, je te désire je t’attends et je serai triste tant que tu ne seras pas venu.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16357, f. 19-20
Transcription d’Yves Debroise assisté de Florence Naugrette

a) « pardonné ».
b) « cravatte ».
c) « acheter ».

Notes

[1Citation d’un vaudeville dans Colombine mannequin, comédie de 1793. Gilles chante : « J’ai su de la boulangère / Que l’amant de la lingère / La quitte pour la bouchère, / Qui n’a plus le tapissier ; / Puis on dit, chez la portière, / Que ce matin la fruitière / A battu la charcutière, / Pour avoir le pâtissier. » [Remerciements à Sylviane Robardey-Eppstein].

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