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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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14 juin 1848

14 juin [1848], mercredi matin, 8 h.

Bonjour, mon Toto, bonjour mon doux bien-aimé. Je suis souffrante mais j’ai le cœur en bon état et je t’envoie un bonjour plein d’amour, de tendresse et de baisers. Je suis triste car je prévois que je ne te verrai presque pas encore aujourd’hui. Tu n’as pas pu me donner rendez-vous pour tantôt ainsi je ne te verrai que le temps de baigner tes yeux en supposant que tu puisses venir. Ajoute à ce regret l’inquiétude trop naturelle que me cause ta présence à cette Assemblée nationale [1] et tu verras que ma vie n’est rien moins que drôle. Je suis triste, mon Victor bien aimé, et mes yeux ont plus envie de pleurer que ma bouche de rire. Je me retiens pour ne pas t’ennuyer et te fâcher car je sais que ce genre de souffrance t’impatiente et t’agace. Mais j’ai bien de la peine à me résigner. Il me semble puisque je ne te suis bonne à rien, qu’il vaudrait mieux pour tous les deux que je sois morte. Le bon Dieu devrait bien mettre ordre à cela. Ce serait un bon débarras pour toi et pour moi un grand soulagement car véritablement je m’ennuie, non des bras mais de l’âme. Mon isolement et mon inutilité me pèsent et me sont odieux. Je voudrais mourir.

Juliette

MVH, 8102
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Michèle Bertaux


14 juin [1848], 8 h. ½ du matin

Je viens de t’écrire bien des noirceurs, mon pauvre bien-aimé, mais je crois qu’elles sortent plus de mon encrier que de mon cœur car au fond je crois que tu m’aimes, et si tu m’aimes je te suis nécessaire, et si je te suis nécessaire j’ai le droit de vivre et je dois avoir du courage et de la patience. Ainsi je te prie d’oublier mon lugubre gribouillis de tout à l’heure et de me sourire comme à une vraie Chaumontel ou Bourrel que je pourrais être si l’envie t’en prenait. Du reste il faut attribuer toutes mes lamentables divagations à l’atroce migraine qui me tient depuis hier. Migraine compliquée d’émotions variées d’émeutes d’Assemblée nationale et de coups de pistolet. Je m’habituerai peut-être à ce genre d’émotion et je finirai par les trouver tellement agréables que je ne voudrais plus en changer, mais en attendant, je suis assez bête pour m’en rendre malade. Cher petit homme vous voyez que je fais bien tout ce que je peux pour oublier mon mal et que ce n’est pas ma faute si je n’y réussis pas mieux. Il est vrai que si vous m’y aidiez cela serait vite fait mais à moi toute seule la chose est presque impossible. Baisez-moi je vous adore.

Juliette

MVH, 8103
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Michèle Bertaux


14 juin [1848], après-midi, 2 h.

Je t’ai vu, mon cher petit homme, cela m’a redonné un peu de courage. J’aurais bien désiré aller te chercher mais quand j’ai vu que cela ne se pouvait pas je n’ai plus eu envie de sortir. Je suis aussi malheureuse partout sans toi que je le suis chez moi. Rien ne peut faire diversion à ce genre de tristesse. Aussi j’ai préféré rester chez moi. J’espère que je serai plus heureuse demain et que tu pourras me permettre de t’accompagner jusqu’à l’Institut. J’irai t’attendre où tu voudras et tant que tu voudras. J’aime encore mieux et cent mille fois mieux l’ennui d’attendre deux heures dans une église au supplice de ne pas te voir du tout. Aussi si tu peux me donner un rendez-vous demain je l’accepterai avec reconnaissance. Aujourd’hui je suis trop souffrante pour te dire tout ce que j’ai de doux et de bon dans l’âme. Heureusement que tu le sais. Je compte sur ta mémoire et je n’ajoute rien si non que je t’adore et que je te couvre de baisers depuis la tête jusqu’aux pieds en prenant le chemin le plus long.

Juliette

MVH, 8104
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Michèle Bertaux


14 juin [1848], mercredi soir, 6 h. ½

Je viens de refaire ce travail, mon petit homme, mais je doute qu’il te satisfasse. Alors il faudrait que tu aies la patience de me le faire faire sous tes yeux parce que je ne pourrais pas le faire mieux à moi toute seule. Du reste je suis inquiète parce que je crains que tu n’aies pas pensé à donner l’adresse actuelle de cette pauvre femme et qu’on aille la demander à une adresse où elle ne demeure plus depuis douze ou quinze ans [2]. Le père Triger s’était servi de cette adresse pour avoir le certificat mais il serait fâcheux qu’on allât aux renseignements chez des portiers qui ne sauraient que répondre. J’ai bien regretté de n’y avoir pas pensé et j’en veux à Mme Triger qui le savait de ne s’être pas dérangée pour m’en avertir. Enfin espérons que rien de désagréable ne résultera pour toi, mon noble et généreux adoré. Je voudrais être à ce soir pour en être bien sûre. Malheureusement il n’est pas probable que tu puisses venir avant ton dîner. Je ne l’espère pas mais je le désire de toutes mes forces. En attendant je te bénis, je t’aime et je t’adore. Tu es mon grand Victor toujours plus beau, toujours plus admirable et plus sublime.

Juliette

MVH, 8105
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Michèle Bertaux

Notes

[1Arrivé en septième position avec plus de quatre-vingt six mille voix, Victor Hugo a été élu représentant du peuple lors des élections complémentaires des 4 et 5 juin 1848.

[2Juliette Drouet fait-elle allusion à Adeline Castanet, lauréate du prix Montyon décerné par l’Académie française ?

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