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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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19 mars 1846

19 mars [1846], jeudi matin, 8 h. ½

Bonjour, mon Toto, bonjour méchant, bonjour féroce homme, bonjour, METTERNICHa, bonjour NICOLAS [1], bonjour tout ce qu’il y a de féroce sur la terre et sur l’onde y compris le marais, bonjour. Mon épaule me fait bien mal encore. Dorénavant je me mettrai non un garde fou mais un garde cou. Je n’ai pas besoin qu’on me fasse souffrir le martyr sans aucune chance de compensation et de [canonisationb  ?]. Vous ne voulez même plus me parler maintenant, tous les soirs, de sorte que je dors comme un sabot. Je ne sais que faire à cela parce que je ne peux pas avec la meilleure volonté du monde résister à la somnolence que me donne ce silence de cabinet de lecture et les feuilletons fougueux de Mme Gay [2] et autres Charles Desnoyers qui ne sont pas encore assez drôles quoiqu’ils le soient beaucoup. Toujours est-il que nous vivons dans une aimable intimité de hibou que rien ne vient troubler, c’est charmant. Cependant je voudrais bien introduire quelque incident un peu plus animé dans cette vie de belle au bois dormant. Dorénavant je mettrai des épingles bien noires et bien longues dans votre fauteuil, des pas fulminants sous vos pieds et de la poudre à gratter dans vos Moniteurs. Nous verrons si tous ces artifices vous feront sortir de votre très majestueux mais encore plus endormant silence. En attendant, je n’irai pas vous entendre jaboterc aujourd’hui à la Chambre. Non seulement vous ne voulez pas me dire un mot, vous ne voulez pas davantage que j’en entende un seul de votre traitre et ravissante petite bouche. On n’est pas plus aimable que ce Toto-là et je vais me dépêcher d’en Sangerd.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16362, f. 281-282
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette

a) « METERNICH ».
b) On lit « canosisation ». Le mot, écrit en grosses lettres, est peut-être un néologisme humoristique.
c) « jabotter ».
d) Juliette a volontairement écrit Sanger, avec une majuscule soulignant la modification, pour « changer ». 


19 mars [1846], jeudi après-midi, 14 h. ½

Il tombe quelque grain de pluie en ce moment et le temps est bien sombre. Moi-même je suis très nébuleuse, ce qui fait qu’il est presque certain que je n’irai pas voir ma fille aujourd’hui. D’ailleurs je ne veux pas faire une infraction à la vieille habitude de passer tous les jours de fête seule et triste dans ma maison. Aujourd’hui je ne dévierai pas de cette amusante tradition. Pendant ce temps-là tu triomphes sous le regard et l’admiration de ta famille et du public [3]. C’est juste mais ce n’est pas consolant, tant s’en faut, car cela me prouve plus que je ne voudrais que je ne suis plus rien pour toi qu’une vieille femme incommode et ennuyeusea. Ce rabâchage que je ne peux pas retenir n’est pas fait du reste pour te donner une opinion plus agréable de ma personne et de mon humeur. J’ai beau m’appliquer à te cacher ma tristesse et ma jalousie, je n’en viens pas à bout. Il est vrai que le rire qui cache des larmes ne peut être qu’une grimace, c’est-à-dire une chose ridicule. Mieux vaudrait pleurer tout simplement puisque la joie simulée ne peut tromper personne. C’est ce que je fais en ce moment et d’abondance de cœur et comme une femme qui n’en a que trop le droit. Cela ne m’empêche pas de t’aimer de toutes mes forces absolument comme au temps où nous étions tous les deux à l’unisson.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16362, f. 283-284
Transcription d’Audrey Vala assistée de Florence Naugrette

a) « ennuieuse ».

Notes

[1Nicolas Ier, tsar de Russie.

[2Juliette lit dans La Presse les feuilletons de Delphine de Girardin.

[3Dans un discours à la Chambre des Pairs, Hugo invite le gouvernement à faire une déclaration publique sur la Pologne, explique sa propre sympathie aux Polonais et se déclare en faveur de l’indépendance de la Pologne. Son discours n’est pas très bien accueilli par les pairs et par le gouvernement.

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